COMMISSION MIXTE INTERNATIONALE POUR LE DIALOGUE THÉOLOGIQUE
ENTRE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET LES ÉGLISES ORTHODOXES ORIENTALES
L'EXERCICE DE LA COMMUNION DANS LA VIE DE L'ÉGLISE PRIMITIVE
ET SES RÉPERCUSSIONS SUR NOTRE QUÊTE
DE LA COMMUNION AUJOURD'HUI
Introduction
1. Dans le document « Nature, constitution et mission de l'Église » (NCME), la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Église catholique et les Églises orthodoxes orientales [1] a pu affirmer d’un commun accord quels sont les éléments fondamentaux de l'ecclésiologie de communion, à savoir l'épiscopat, la succession apostolique, la relation entre collégialité et primauté, le statut et la signification des conseils locaux, régionaux et œcuméniques, ainsi qu'une vision commune de la mission de l'Église. Ce texte indique également les principales questions nécessitant une étude plus approfondie dans ces domaines.
2. Lors d’une deuxième étape du dialogue, la Commission a décidé d'étudier plus en détail « les liens visibles de la communion » (cf. NCME n. 23), qui manifestent et renforcent la communion entre les Églises. Cette étude porte sur les cinq premiers siècles de l'histoire de l'Église. En effet, nos Églises s'accordent à dire que l'expérience commune de la communion avant l’époque de la division a une signification particulière dans la quête du rétablissement de la communion aujourd'hui. Il est certes impossible de faire abstraction des nombreux changements advenus au cours des quinze siècles suivants, mais la période ayant précédé le milieu du cinquième siècle reste une incomparable source de référence, d'inspiration et d'espérance. Le fait que nos Églises aient pu vivre en communion tout au long de ces siècles, malgré les différences d'approches et d'interprétations, devrait nous interpeller dans notre recherche actuelle d'une unité visible dans la diversité, sous la conduite de l'Esprit Saint. Dans son encyclique Ut unum sint (1995), le Pape Jean-Paul II réaffirme l'acceptation et l'importance de la légitime diversité dans l'unité et déclare que « les structures d'unité qui existaient avant la division sont un patrimoine d'expériences qui oriente notre cheminement vers le retour à la pleine communion » (UUS 55). Dans les divers dialogues officieux et officiels qui ont déjà eu lieu entre l'Église catholique et les Églises orthodoxes orientales, ainsi que dans les déclarations communes publiées par les chefs de ces Églises, ce principe de l'unité dans les éléments essentiels de la foi et de la diversité dans leurs expressions est identifié à de nombreuses reprises comme l'objectif de notre dialogue. Cependant, des différences concernant les aspects et la compréhension des éléments essentiels de la foi doivent encore être résolues afin d'atteindre ce but.
3. Au cours de nos études et de notre dialogue, nous avons réalisé que la communion possède des dimensions multiples et ne peut être simplement réduite à une communion officielle et hiérarchique. Nous avons appris que la communion s'exprime de manières diverses et distinctes dans la responsabilité mutuelle, l'échange de lettres et de visites, la liturgie et la prière, le témoignage commun et le martyre, le monachisme et la vénération des saints.
I. LES PREUVES DU NOUVEAU TESTAMENT
4. Dans le Nouveau Testament, le terme fondamental, koinonia, traduit par « communion », « fraternité », « communication », « participation », etc., peut être compris comme une association étroite caractérisée par un intérêt et un partage mutuels ; il peut aussi être compris comme avoir part, donner part à, ou partager. Saint Paul, pionnier dans l'emploi de ce vocabulaire, l'utilise principalement pour indiquer la communion religieuse de ceux qui croient au Christ et le partage des biens spirituels et matériels, ainsi que la fraternité entre chrétiens.
5. La nature inclusive et universelle de la communion inaugurée par notre Seigneur Jésus Christ est le fondement de la communion ecclésiale que nous découvrons dans le Nouveau Testament. La Sainte Trinité – le Père, le Fils et le Saint-Esprit, une seule essence et trois personnes divines distinctes et inséparables – est la source et le modèle permettant aux Églises d'être en communion dans la diversité (cf. 1 Jn 1, 1-4 ; NCME nos 6-13).
6. La communion vécue dans ce monde préfigure la communion ultime qui se manifestera lors de la venue finale (parousia), quand les défunts et les vivants sur la terre seront pleinement unis au Christ (cf. 1 Th 4,17) et lorsque toutes les choses dans les cieux et sur la terre seront finalement unies en Lui (cf. Ep 1,9-10).
7. Le baptême est l'initiation à la vie dans la foi et l'entrée dans la communion avec le Christ et son Église (cf. Ga 3,26-27). Par le baptême, une personne entre, d'une part, en communion avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit (cf. Mt 28,19) et, d'autre part, avec la communauté universelle de tous les croyants formée dans cette communion trinitaire (cf. Jn 17,21). La communion avec le Christ commence avec le baptême et est nourrie et s'exprime dans la célébration de l'Eucharistie, qui est la manifestation et le moyen suprême de la communion ecclésiale.
8. Il est reconnu que les apôtres et la foi qu’ils proclament font autorité et sont normatifs pour la transmission de la foi de l'Église. En outre, le Nouveau Testament témoigne de l'existence de plusieurs traditions ecclésiales dont l'unité fondamentale découle d’une même Tradition apostolique qui est commune à toutes, centrée sur les événements de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ (cf. 1 Co 15, 3-4). Les Églises du Nouveau Testament, en dépit de leurs expressions diverses et plurielles de la même foi, ont maintenu la communion et la communication entre elles.
9. Nous retrouvons dans le Nouveau Testament différentes manières d'exercer la communion, telles que le partage de la même expérience apostolique du Christ (cf. Ga 2, 9-10) et la fondation de nouvelles Églises locales par celles déjà existantes, la sollicitude permanente des Églises plus anciennes en faveur des plus jeunes (cf. Tt 1,5 ; 1 Tm 1,3), la collecte de fonds et leur envoi à d'autres Églises dans le besoin (cf. 2 Co 9,11-14), l'exercice hiérarchique du ministère apostolique par des ministres ordonnés pour s'assurer que les Églises restent en communion (cf. 1 Tm 3,1-7), l'échange mutuel de lettres (cf. Col 4,15-16), l'accueil des membres des Églises sœurs (cf. Rm 16,1-2 ; 3 Jn 5-8), etc.
10. Dans le Nouveau Testament figurent aussi des indications concernant l'exercice de la communion ecclésiale au-delà de toute région particulière. Le ministère des apôtres avait un caractère universel. L’assemblée des apôtres et des presbytres, généralement appelée Concile de Jérusalem (Ac 15), réglait les questions de doctrine et de discipline concernant l'ensemble de la communion ecclésiale. Le fait que saint Paul ait confié à Tite et à Timothée la responsabilité de fonder et organiser diverses nouvelles Églises (cf. Tt 1,5 ; 1 Tm 1,3) vient confirmer que la communion ecclésiale était exercée à l'égard d'un territoire situé au-delà de celui de l’Église locale.
11. Par la foi partagée en Christ, enracinée et exprimée dans la proclamation de la Parole, la célébration des sacrements et une vie de service et de témoignage, chaque communauté chrétienne locale participe à la vie et au témoignage de toutes les communautés chrétiennes en tous lieux et en tous temps. Puisque l'Église locale est une manifestation de l'Église universelle qui est présente en elle, elle n'est jamais décrite dans le Nouveau Testament comme une réalité isolée. La réalité de l'Église une, sainte, catholique et apostolique s’accomplit pleinement dans les Églises locales qui possèdent le ministère apostolique, mais à condition qu'elles soient en communion avec les autres Églises locales.
II. L'EXPRESSION DE LA COMMUNION ENTRE NOS ÉGLISES AU COURS DES CINQ PREMIERS SIÈCLES
II. A. L'échange de lettres et de visites
12. De la période précédant Constantin ont été conservées de nombreuses lettres témoignant d’une continuité dans les sujets abordés et d’un type de communication que l’on pouvait déjà remarquer dans les textes du Nouveau Testament. Parmi celles-ci, il convient de citer les lettres d'Ignace d'Antioche, la première lettre de Clément aux Corinthiens, et les nombreuses lettres conservées et citées par l'historien Eusèbe.
13. Les raisons de cette communication étaient multiples. L'une d'entre elles semble avoir été de déterminer ce qu’est la doctrine juste et traditionnelle. Les différents évêques et communautés se montrent réciproquement responsables les uns envers les autres. D'après les informations fournies par Eusèbe, il est clair que les évêques se consultaient fréquemment par lettre sur la manière de résoudre des problèmes, sur ce qui était considéré comme des pratiques courantes, etc., et ces lettres étaient recueillies et transmises à d'autres. D'après cette correspondance, il semble que les nouveaux évêques écrivaient à leurs homologues pour leur annoncer leur élection.
14. Comme le montre, par exemple, la première lettre de Clément, l'Église de Rome est profondément et fraternellement inquiète au sujet de l'unité de l'Église et cherche à rétablir la paix et l'ordre dans l'Église de Corinthe. Avec cette lettre, nous avons probablement le plus ancien document chrétien montrant qu'une Église locale a à cœur le bien-être d'une autre Église. D'autres exemples, un peu plus tardifs, sont la lettre de Denys de Corinthe à l'Évêque Soter de Rome et la correspondance de Denys d'Alexandrie qui, préoccupé par le schisme causé par Novatien, envoie des lettres aux évêques d'Antioche, de Rome, d'Arménie majeure, et au prêtre Novatien à Rome, ainsi que la correspondance entre Cyrille d'Alexandrie et Célestin Ier de Rome concernant le nestorianisme.
15. La documentation dont nous disposons montre que cette communication et cette communion s'étendaient aux Églises situées au-delà des frontières de l'Empire romain, et comprenaient entre autres l'Arménie, la Perse, l'Inde et l'Éthiopie. Par exemple :
a. En ce qui concerne l'Arménie, il convient de mentionner la correspondance entre Macarius, Évêque de Jérusalem, et Vrtanes, Catholicos d'Arménie (première moitié du IVe siècle), concernant des questions de rite et de liturgie ; de même, l'échange de lettres entre Acacius, Évêque de Constantinople, et Sahak, Catholicos d'Arménie (première décennie du Ve siècle) concernant l'enseignement de l'alphabet arménien dans les régions arméniennes de l'Empire byzantin ; on peut également mentionner la correspondance de Proclus de Constantinople (Ve siècle) et Acacius de Mélitène avec Sahak, Catholicos d'Arménie, au sujet de Nestorius et de la traduction de la Sainte Bible du grec en arménien.
b. L'Église de Perse, qui s'est répandue le long de la route de la soie vers l'Asie centrale et la Chine, est restée en contact avec l'Église de l'Empire romain. Par exemple, lors du premier synode de cette Église à Séleucie-Ctésiphon (410) dont on ait mémoire, fut lue une lettre des pères « occidentaux » qu'un Évêque de l'Empire romain, Marutha de Maipherkat, avait apportée. La lettre était signée par les Évêques Porphyre d'Antioche, Acacius d'Alep, Pakida d'Edessa, Eusèbe de Tella, Acacius d'Amida, ainsi que d'autres. Ce Synode fit également sien le symbole de Nicée (325).
c. Selon la tradition, un lien puissant unissait l'Église du Malabar aux Églises d'Antioche, d'Édesse, de Séleucie-Ctésiphon et d'autres encore. Les contacts et l’échange d’informations que les chrétiens indiens de Saint-Thomas ont eus au cours des cinq premiers siècles attestent du fait que l'Église indienne est demeurée en communion avec les autres Églises.
d. Le moine syriaque Frumentius, évangélisateur du royaume d'Axoum, ayant été ordonné évêque par saint Athanase en 330, l'Église éthiopienne conserva sa relation épiscopale avec l'Église d'Alexandrie. La communion avec d'autres Églises apparaît aussi clairement, par exemple dans la lettre de l'Empereur Constantin II aux rois éthiopiens pour qu'ils acceptent la foi arienne. Cependant le Patriarche arien d'Alexandrie fut rejeté, ce qui montre la fidélité de l'Église éthiopienne à la communion de foi.
16. La fréquence des communications et des échanges entre les différents sièges est la preuve de la responsabilité fraternelle. La communication est donc un important moyen de maintenir la communion. Il est particulièrement impressionnant et surprenant de constater le degré de communion qui existait dans un mouvement auquel faisait défaut toute direction centrale après plusieurs centaines d'années d'expansion chrétienne au sein de l'Empire romain et au-delà. Vers la moitié du IIIe siècle, la plupart des communautés chrétiennes étaient en communion les unes avec les autres. Le besoin de communion se réalise à travers un processus de partage, de don et de réception entre les Églises locales.
II. B. Les synodes/conciles et leur réception
17. Les synodes (Gr : synodoi, Lat. concilia) sont nés de la nécessité d'une réaction commune à certaines difficultés et questions afin de maintenir l'unité. Les premiers synodes étaient convoqués aux niveaux provincial, régional et local. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, nous avons des preuves irréfutables de tels rassemblements en Asie Mineure, Égypte, Syrie, Afrique du Nord, Gaule, à Corinthe, etc. Ces premiers synodes régionaux et provinciaux jouissaient d’indépendance et de liberté vis-à-vis des sujets abordés concernant leur zone géographique respective, et incluaient le clergé et les laïcs. Les résultats de ces synodes étaient destinés à être reçus par les Églises locales ou régionales, puis communiqués aux autres Églises par des lettres synodales annonçant les décisions prises. Cependant, au cours des premiers siècles, la communion ecclésiale s'exerçait davantage en termes de foi et de vie liturgique que de structure juridique.
18. Tandis que la pratique des synodes régionaux et locaux convoqués par les évêques se poursuivait, avec l'Empereur Constantin, l'Église de l'Empire romain entra dans une nouvelle phase de son histoire. Alors que les synodes précédents avaient été le résultat d'initiatives épiscopales, l'Empereur inaugura une nouvelle pratique. Il demandait l'avis des évêques sur les questions ecclésiastiques. À partir de Constantin, les empereurs estimèrent avoir le devoir de maintenir l'unité et la paix dans l'Église. Les empereurs convoquaient les évêques et déterminaient la date et le lieu du synode (concile).
19. Dans l'Église primitive, la réception des décisions doctrinales d'un concile était un processus assez long, non exempt de conflits et controverses, auquel participait l'ensemble du peuple de Dieu. Cela fut particulièrement vrai après le Concile de Nicée (325), premier synode de tout l'Empire romain.
20. Le Concile devint œcuménique (c'est-à-dire universel) par sa réception. Pour que la réception des décisions des Conciles œcuméniques au sein de l'Église soit effective, la simple proclamation de l'empereur ne suffisait pas. La promulgation et l'acceptation d'une décision doctrinale ou canonique par l'autorité ecclésiale ne forment qu'une partie de la réception. Le processus de réception n'est pas seulement un processus de légitimation, mais aussi un processus d'appropriation et d'incorporation des décisions synodales dans la vie des Églises et des fidèles. Cela signifie que les décisions du concile doivent être officiellement promulguées par l'autorité ecclésiastique, qu'elles doivent être reçues dans le cœur et l'esprit des fidèles, et que les enseignements théologiques d'un concile doivent être clarifiés et enrichis par le dialogue et le débat, à ce stade même avec les opposants aux décisions du concile.
21. Dans l'Antiquité tardive, le terme « œcuménique », dans les sources grecques et latines, désigne l'oikoumene de l'Empire romain. Étant donné que les « Conciles œcuméniques » étaient des assemblées réservées aux évêques de l'Empire romain – bien que des évêques exerçant leur ministère hors de l'Empire romain, par exemple en Arménie et en Inde, y aient parfois participé – et qu’ils étaient convoqués par l'empereur, dont l'autorité n'était pas reconnue en dehors des limites de l'Empire romain, les symboles de la foi et les canons émis par ces conciles ne faisaient autorité qu’au sein de l'Empire romain. Toutefois, il se pouvait que par la suite les résultats d'un concile fussent acceptés par les Églises situées en dehors de l'Empire romain, comme celles d'Arménie, de Perse, d'Inde et d'Éthiopie.
22. Grâce à ce processus assez complexe de réception au sein et en dehors de l'Empire romain, certains synodes convoqués par l'empereur furent mieux acceptés que d'autres, par exemple les synodes de Nicée (325) et de Constantinople (381) et le Symbole de Nicée-Constantinople qui en découla.
III. LA PRIÈRE ET LA LITURGIE COMME MOYENS DE COMMUNION ET DE COMMUNICATION
23. La prière est un aspect universel de l'expérience religieuse humaine. Elle lie le passé au présent, les vivants aux défunts. Elle est le chemin fondamental menant à la connaissance de Dieu. La liturgie est la prière commune du peuple des chrétiens rassemblés, la principale expression de la foi et de la doctrine chrétiennes, et le trésor de la Tradition chrétienne. La liturgie est l'école de la vie chrétienne, le point de rencontre entre Dieu et sa création, et emploie des symboles et des choses matérielles qui deviennent des canaux de la grâce et de la communication divines.
24. Dans toutes les Églises et traditions, les prières communes de la liturgie et de la dévotion personnelle sont fondées sur des modèles bibliques et sur l'enseignement de Jésus lui-même. Les psaumes, les hymnes bibliques et les doxologies occupent une place particulièrement importante. Il existe un lien étroit entre le langage de la liturgie et celui de la prière personnelle.
25. Les premiers écrits chrétiens révèlent un consensus sur la grammaire théologique de la prière et sur les pratiques fondamentales telles que les heures de prière, les postures et l'orientation vers l'est pendant la prière. À partir du IVe siècle, le mouvement monastique et ses écrits furent une source majeure de réflexion et de partage sur la prière incessante et le rôle central des Psaumes dans la vie chrétienne. La tradition chrétienne chérit la place des larmes et de la prière mystique dans la vie chrétienne.
26. La liturgie des heures, qui rythme chaque journée par des temps de prière, et la liturgie eucharistique elle-même ont des caractéristiques fondamentales qui se retrouvent dans toutes les traditions. La liturgie eucharistique, dans sa forme essentielle composée de lectures de l'Écriture, suivie de l'offrande du pain et du vin pour la consécration par le mémorial de la dernière Cène et l'invocation du Saint-Esprit, est l'acte central du culte pour toutes les Églises. L'évolution de la prière eucharistique, l'anaphore, illustre de manière particulière les échanges entre les centres ecclésiastiques du début du christianisme et les principaux théologiens, chaque tradition recevant des enseignements et des textes d'autres traditions. Dans cette évolution, les centres de Jérusalem, Alexandrie, Cappadoce, Rome et Antioche/Edesse jouèrent un rôle essentiel.
27. La période comprise entre la dernière Cène de Jésus avec ses disciples et l’apparition au IVe siècle de textes d'anaphores relativement élaborés n'est éclairée que par quelques témoignages, certes importants, sur le contenu de la prière eucharistique. La description écrite la plus ancienne qui nous est parvenue se trouve dans la Didaché, un ouvrage grec de Syrie datant de la fin du Ier siècle. Au cours du IIe siècle, la célébration de l'eucharistie est définitivement séparée du partage du repas. Saint Justin Martyr († 165) décrit l'Eucharistie en des termes auxquels nous sommes habitués aujourd’hui. Sa description sommaire révèle des thèmes familiers de la Didaché et de la tradition plus tardive : louange et gloire au Père de l'univers, remerciements (« d’une certaine longueur ») pour que nous soyons jugés dignes de recevoir ces choses de ses mains, conclusion par le « Amen » du peuple.
28. La Tradition apostolique dite d'Hippolyte montre l’apparition d'une compréhension commune de l'Église primitive concernant les éléments essentiels de la célébration eucharistique. Rédigée à l'origine en grec, la Tradition apostolique a été largement lue et réutilisée en Orient. La Tradition apostolique est importante car elle présente une anaphore qui s’avèrera presque complète, selon les normes ultérieures. Elle contient des éléments que nous avons trouvés dans des descriptions antérieures de l'Eucharistie, ainsi que des éléments nouveaux : louange à Dieu pour l'œuvre de la création et du salut, récit de la dernière Cène, mise en lien de la célébration actuelle avec cet événement par la commémoration liturgique (anamnèse), offrande du sacrifice eucharistique (oblation), invocation de l'Esprit Saint sur les offrandes et sur les personnes présentes (épiclèse), prière afin que les fidèles soient renforcés dans leur foi, doxologie finale et « Amen ».
29. La tradition « syriaque occidentale » a donné naissance à des anaphores grecques et syriaques qui allaient avoir une profonde influence sur l'ensemble du monde chrétien d’Orient. Une « Anaphore des [Douze] Apôtres » d'Antioche, qui n'existe plus en grec, fut apportée par saint Jean Chrysostome à Constantinople vers 398 puis retravaillée pour créer l'anaphore qui porte toujours son nom et est devenue la principale anaphore du christianisme byzantin. Elle fut retravaillée et traduite en syriaque pour devenir l'Anaphore des douze apôtres qui est encore utilisée dans la tradition orthodoxe syriaque. Il est probable que l'Anaphore de saint Basile, traditionnellement considérée comme cappadocienne, ait au contraire un lien avec la Syrie. Elle influença également la formation de la tradition arménienne de l'anaphore. On trouve également dans la tradition syriaque occidentale la Liturgie de Saint-Jacques, principalement associée à Jérusalem, mais ayant une influence beaucoup plus large en raison de son identité hiérosolymitaine. La tradition « syriaque orientale », centrée sur Édesse et Nisibis, influença l'Anaphore des Apôtres maronite (ou « Troisième Anaphore de Pierre »), communément appelée Sharar. Cette tradition liturgique fut également introduite en Asie du Sud lors d'échanges avec l'ancienne communauté des chrétiens de saint Thomas.
30. À partir du Ve siècle, ces traditions s’influencèrent mutuellement de manières diverses et complexes, créant ainsi les collections de textes liturgiques encore utilisées de nos jours par les différentes Églises. L'Église copte utilise toujours la liturgie traditionnellement attribuée à l’évangéliste saint Marc, connue sous le nom de liturgie de saint Cyrille. L’histoire liturgique des Églises arménienne et éthiopienne, en particulier, témoigne de cet échange complexe. La liturgie arménienne présente un schéma d'influences semblable à celui du monachisme arménien : elle fut tout d’abord marquée par des influences d’origine syriaque, puis cappadocienne, et enfin Jérusalem y laissa une forte empreinte. En Éthiopie, la précoce influence alexandrine fut complétée par une hymnodie indigène et la composition de nombreuses anaphores. Le fait que le texte de la Tradition Apostolique ait été préservé dans sa forme la plus complète en Ge'ez témoigne à la fois de la grande influence de cet important texte et de la conservation fidèle des traditions liturgiques par l'ancienne culture chrétienne d'Éthiopie.
31. Contrairement à l'Orient chrétien où abondent les textes anaphoriques, il n'existe en Occident que très peu de témoignages antérieurs au VIIe siècle. Ce qui est parvenu jusqu’à nos jours, cependant, témoigne de l’apparition précoce en Italie de nombreux éléments, voire de phrases réelles, qui trouvent leur place dans l'anaphore classique de Rome, le Canon Missae (ou « Canon romain »), dont l'étude approfondie a révélé des liens évidents avec la tradition alexandrine.
32. Aucune Église ne possède une tradition « pure » de prière eucharistique dérivant uniquement de sources locales. Toutes les anaphores et autres composantes de la célébration eucharistique, dans toutes les Églises, montrent l'enrichissement mutuel avec d'autres traditions. En ce sens, la célébration de l'Eucharistie, si souvent considérée comme le sujet source de division entre les Églises, est, dans sa forme même et dans ses textes fondamentaux, la manifestation la plus riche de communion et de communication, d'unité dans la diversité, dans la vie de l'Église primitive.
IV. LE MARTYRE COMME ÉLÉMENT DE COMMUNION ET DE COMMUNICATION
33. Comme en témoignent l'Ancien et le Nouveau Testament, le martyre devint un principe chrétien majeur et fut une caractéristique commune à toutes les Églises depuis le début du christianisme. Les martyrs appartiennent au cœur même de l'Église. Une grande nuée de témoins nous entoure (cf. Hb 12,1). Le martyre fait partie de la mission des Églises. Toutes les Églises apostoliques célèbrent réciproquement les martyrs. Des églises sont érigées en leur nom. Leurs reliques sont transférées d'un endroit à l'autre du monde chrétien comme autant de bénédictions.
34. À l'époque moderne, certains des transferts de reliques les plus significatifs, considérés comme un moyen de promouvoir les relations positives entre le Siège de Rome et les Églises orthodoxes orientales, furent celui des reliques de saint Marc de Rome à Alexandrie en 1968 et celui des reliques des apôtres Thaddée et Barthélemy à Sainte-Etchmiadzine en 1970.
35. Le martyre est partie intégrante de toutes les dimensions de la foi, de la vie et de la mission de l'Église. La communion de l'Église puise sa vie dans la communion du Dieu trinitaire aimant et qui fait don de soi, et est donc entièrement consacrée à l'amour. C'est une communion de témoins. Le Père est présenté comme témoin tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament. Il témoigne en particulier de Jésus Christ. Le Christ, quant à lui, est venu dans le monde pour témoigner de la vérité (Jn 18,37). Il est le « témoin fidèle et véritable » (Ap 3,14). L'Esprit Saint, l'esprit d'amour, témoigne de ce qu’il y a de plus profond dans le mystère de Dieu et agit à travers les témoins qu'il inspire, en particulier à travers les martyrs. En aimant jusqu'à la mort, les martyrs témoignent de la fidélité éternelle et du don de soi infini de Dieu, comme l'a dit le Christ : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Au sein du peuple de Dieu, les martyrs ont reçu la mission de témoigner de l'alliance qui lie Dieu à son peuple et de témoigner de manière existentielle de la merveilleuse vérité que « Dieu est Amour » (1 Jn 4, 8.16).
36. Jésus Christ, l'archétype de tous les martyrs, par le baptême unit en un seul corps tous ceux qui croient en lui. Tous les membres sont liés les uns aux autres à sa souffrance. Ainsi, la souffrance des martyrs affecte tous les membres de l'Église. L'Esprit du Christ, qui demeure et œuvre dans la tête et dans les membres de son corps, fait de l'Église un temple. Dans ce temple, les martyrs ont pour tâche de réaliser l'offrande. Ils sacrifient leur corps à la gloire de Dieu. Trois services fondamentaux ont été confiés à l'Église : l'exercice de l’office prophétique dans la martyria, l’office sacerdotale de la leitourgia et l’office royal de la diaconie.
37. Tous ceux qui croient au Christ sont appelés à recevoir sa lumière et à la transmettre. Les martyrs peuvent et devraient en premier lieu soutenir leurs frères dans la foi. De la vie et de la mort des martyrs jaillit une lumière éclairant les vérités centrales de la vie et de la foi. En vertu de la grâce de Dieu, le martyr vit et prononce une fois pour toutes son « oui » sans limites à la volonté et aux actions de Dieu. Face à ses persécuteurs, l'Évêque Irénée de Sirmium († 304) peut déclarer à juste titre : « Je sacrifie, par une bonne confession, à mon Dieu, auquel j'ai toujours sacrifié » [2].
38. Tous les membres de l'Église du Christ devraient s’offrir eux-mêmes en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1). Les martyrs accomplissent ce devoir de manière exceptionnelle par le témoignage de la foi scellé par le sang, par l’espérance qui est la-leur, pleine d'immortalité (cf. Sg 3, 4), et par le don total de soi qu'ils portent à sa perfection en mourant pour le Seigneur.
39. Le martyre concerne aussi la Liturgie. Dans chaque sacrement, le Christ nous unit à lui et à sa vie, surtout à sa mort et à sa résurrection. Étant associés à l'événement pascal d'une manière spécifique, les martyrs sont fondamentalement en lien avec la dimension sacramentelle de l'Église. Ce qui est représenté sous forme de signes dans le sacrement devient une réalité concrète dans leur vie. Tout ce qui est accordé aux croyants par le baptême peut être donné par le martyre au vrai croyant non baptisé.
40. Depuis les premiers temps du christianisme, le martyre a constitué un signe de communion sans équivalent. L'Église tout entière a compris et considéré comme de grands saints ceux qui n'étaient pas encore baptisés mais sont devenus des martyrs au nom du Christ. C’est ce qui fut appelé dans l'Église, tant en Orient qu'en Occident, le « baptême du sang ».
41. Non seulement les Pères de l’Église considèrent le martyre comme analogue au baptême, mais pour certains, il apparaît même encore davantage rempli de grâce que le baptême, ainsi que l'écrit saint Cyprien de Carthage : « La puissance du baptême peut-elle être plus grande ou plus utile que la confession, que la souffrance, quand une personne confesse le Christ devant les hommes et est baptisée dans son propre sang ? ». (Ep. 72, 21) [3] Et encore : « Ils ne sont certainement pas privés du sacrement du baptême ceux qui sont baptisés dans le plus glorieux et le plus grand baptême du sang, au sujet duquel le Seigneur a également dit qu'il ‘avait un autre baptême à recevoir’ [Lc 12, 50]. Et c’est encore le Seigneur qui déclare dans l'Évangile que ceux qui sont baptisés dans leur propre sang et sanctifiés par la souffrance sont parfaits » (Ep. 72,22) [4].
42. Le baptême nous unit au Christ car comme lui nous mourrons et sommes ensevelis, conformément à la demande de notre Seigneur Jésus Christ : « Vous ne savez pas ce que vous demandez, répondit Jésus. Pouvez-vous boire la coupe de douleur que je vais boire ? » (Mt 20, 22) [5] et aux paroles de saint Paul : « En effet, si nous avons été unis à lui par une mort semblable à la sienne, nous serons également unis à lui par une résurrection semblable à la sienne » (Rm 6, 5).
43. Le sacrifice dans le sang des martyrs et le sacrifice eucharistique sont liés de multiples façons. Le martyre est lié à l'Eucharistie, notamment parce qu'il s'agit d'un sacrifice d'action de grâces dans lequel Dieu est glorifié pour tous ses dons et que ceux-ci sont tous remis entre ses mains. Ceci pourrait être une explication plausible de la pratique des Églises primitives de célébrer l'Eucharistie sur les tombes des martyrs. Le sacrifice est la quintessence de ce que Jésus Christ a accompli à la gloire du Père et pour le salut de l'humanité. Il « nous a aimés et s’est livré lui-même à Dieu pour nous, en offrande et victime, comme un parfum d’agréable odeur » (Ep 5,2). Le Christ veut entraîner ses disciples dans ce don de soi. Ils peuvent et devraient se laisser saisir par son sacrifice, se laisser entraîner dans son geste de don au Père, et devenir ainsi un don sacrificiel vivant par le Christ, avec lui et en lui, à la louange de sa gloire (cf. Ep 1, 12.14).
44. La pleine signification de la conception chrétienne du sacrifice réside dans le fait que le peuple de Dieu suit le Seigneur dans son amour désintéressé et tire ainsi de la célébration du sacrifice eucharistique de louange la force de vivre à l’image du Christ. En définitive, le martyre consiste à réaliser pleinement les conséquences du don total de soi, sur le modèle du don total de Jésus, et dans son esprit.
V. LE MONACHISME COMME ÉLÉMENT DE COMMUNION ET DE COMMUNICATION
45. Le monachisme est l'une des expressions fondamentales de la vie chrétienne qu’ont en commun les Églises d'Orient et d'Occident. Le monachisme chrétien a ses racines dans les disciplines ascétiques observées par les premiers chrétiens qui cherchaient à mettre en pratique de manière radicale les commandements bibliques, notamment la prière, l'aumône, le jeûne et la vigilance.
46. Pendant des siècles, les ascètes chrétiens ont vécu au cœur de l'Église, au sein de communautés locales, souvent sans se distinguer extérieurement des autres croyants. Avec le temps, l'ascétisme a acquis une plus grande considération et des formes distinctes, tels les « Fils et Filles de l'Alliance » (bnay/bnāt qyāmā) dans la tradition syriaque. C'est dans le cadre de cette ancienne tradition ascétique chrétienne bien établie que le « monachisme » apparut comme une forme identifiable d'ascétisme chrétien. Cette nouvelle forme d'ascétisme, qui se démarquait de la vie ordinaire de l'Église dans le village ou la ville, prit ainsi le nom de « monachisme ».
47. Le récit traditionnel du monachisme chrétien situe son origine géographique en Égypte et son origine personnelle dans la figure de saint Antoine le Grand qui s’engagea dans la vie monastique – selon saint Athanase d'Alexandrie – à l'âge de vingt ans environ. La renommée d'Antoine a occulté l’apparition au IVe siècle d’une forme de vie monastique syriaque, ainsi que le lien étroit qui dès le début unissait le monachisme d'Égypte et celui de Mésopotamie. Le premier exemple connu de la tradition syriaque est celui de saint Julien Saba (mort en 367) qui, vers l'an 320, alla vivre dans une grotte en montagne à l'est d'Édesse. Les premiers moines étaient souvent de grands voyageurs, partageant leurs expériences monastiques entre eux et introduisant l'expression monastique du christianisme dans de nouveaux endroits. Les premières traditions monastiques d'Éthiopie ont leur origine dans l'histoire des neuf saints qui arrivèrent à la fin du Ve siècle, en provenance de nombreuses régions du monde chrétien. À partir du VIIIe siècle, un florissant monastère, où l’on pratiquait la langue syriaque, s'est établi à Scetis, au cœur même du monachisme égyptien.
48. Dans les Églises de l'Orient chrétien, le monachisme reste traditionnellement la seule forme de vie religieuse consacrée et est tout particulièrement lié à l'ordre épiscopal puisque les évêques doivent généralement prononcer des vœux monastiques. La spiritualité des Églises orientales a été largement influencée par le monachisme, et les monastères continuent d'être d'importants lieux de pèlerinage et des centres de renouveau spirituel.
49. Le monachisme dans l'Église occidentale doit une grande partie de son inspiration et de ses formes aux mouvements monastiques d'Égypte, de Palestine et d'Asie Mineure. Ceux-ci ont été transmis et adaptés au contexte occidental avant tout grâce aux écrits de saint Jean Cassien, qui vécut de nombreuses années en Palestine et en Égypte. Par la suite, au Ve siècle, la compilation de textes issus de la tradition monastique, connue sous le nom d'Apophthegmata Patrum (Paroles des Pères), devint le patrimoine commun de toutes les Églises, tant en Orient qu'en Occident. Dans ses diverses rédactions (alphabétiques et systématiques) et ses nombreuses traductions (grecque, copte, ge'ez, arménienne, arabe, latine), notamment le Paradis des Pères en syriaque, il constitue un trésor de sagesse monastique commun à toutes les Églises.
50. Comme on peut le constater, l'un des traits saillants du monachisme chrétien est qu’il associe expressions indigènes et communication transculturelle. En certains endroits, le monachisme naquit de traditions ascétiques chrétiennes préexistantes. Dans les lieux évangélisés à une période ultérieure, le monachisme a souvent accompagné le processus de conversion, ou y a contribué, ou bien il a été introduit peu après.
51. Alors qu’aux IVe et Ve siècles, le monde chrétien se diversifiait toujours davantage en termes de langues et de perspectives théologiques, le monachisme offrait un élément universel qui transcendait ces différences. Ce caractère commun au monachisme dans toutes les régions du monde où il s’était développé, associé au fait que les monastères ont traditionnellement été des centres de culture théologique, a fait du monachisme un véhicule privilégié de communion et de communication entre les Églises. Les mêmes écrits monastiques ont été copiés et conservés précieusement par ceux qui étaient en désaccord lors des controverses christologiques du Ve siècle et qui ont donc reçu différemment les Conciles d'Éphèse (431) et de Chalcédoine (451). Le monachisme représente donc une voie privilégiée par laquelle les Églises ont continué à partager un héritage spirituel commun par-delà les séparations causées par les désaccords doctrinaux.
52. Par ailleurs, la position ecclésiale sans équivalent du monachisme a permis aux monastères d'être des lieux privilégiés d'hospitalité et d'échange. Parce que les monastères sont en relation avec leur propre Église locale et leur évêque, tout en conservant une certaine autonomie légitime et des liens forts avec d'autres communautés monastiques dans le monde, ils ont joué un rôle particulier dans les relations entre les différentes Églises et traditions.
VI. LA VÉNÉRATION DES SAINTS ET LES PÈLERINAGES
53. Le culte des martyrs et des saints, leur vénération et leur renommée en raison des miracles, les prières d’intercession auprès d'eux, le culte des reliques, la coutume de chercher à se faire enterrer près des sanctuaires des saints, etc., se sont développés et répandus au moins à partir du IIe siècle comme une évolution de la dévotion populaire dans l’Église primitive, peu réglementée, sauf au niveau local par l'évêque du lieu. L'absence de contrôle a inévitablement conduit à l’apparition de nombreuses légendes. Elle a également engendré des formes plus centralisées de réglementation. L'un des principaux moyens de diffusion du culte des saints dans les différentes Églises était la rédaction de leur biographie. Ceci a donné naissance à un nouveau genre littéraire connu sous le nom d'hagiographie.
54. Dès le IIe siècle, les tombes des apôtres et d'autres personnes de la première génération chrétienne furent honorées. Les saints appartenant à la génération immédiatement successive à celle des apôtres, et qui suivirent le Christ sans compromis, même jusqu'à la mort suite aux persécutions, furent rapidement vénérés. Le Martyre de Polycarpe, rédigé sous la forme d'une lettre circulaire de l'Église de Smyrne à l'Église de Philomélium, est le plus ancien des actes des martyrs après la description de la mort d'Étienne dans les Actes des Apôtres.
55. L'étape suivante dans le développement de la vénération des saints fut de les invoquer en tant qu'intercesseurs dans la conviction qu'ils avaient directement accès (parrhesia) à la présence de Dieu, une idée que l'on retrouve de plus en plus fréquemment à partir de la première moitié du IIIe siècle. Au IVe siècle, des saints de diverses catégories sont commémorés dans les prières eucharistiques. De nombreux autres auteurs, dont Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Ambroise et Augustin, pourraient être cités comme témoins de cette croyance commune en ce qu'on appellera plus tard la « communion des saints » (communio sanctorum).
56. La dévotion aux saints dans les différentes Églises progressa également grâce au développement des pèlerinages au IVe siècle, en particulier en Terre Sainte. L’élaboration par de nombreux théologiens de l'idée de communion des saints offrit une justification théologique du culte des martyrs et des saints. La célébration des anniversaires des martyrs rendit nécessaire, du moins dans les grandes communautés chrétiennes, de les fixer dans des calendriers qui devinrent plus tard les martyrologes et les synaxaires. Ceux-ci étaient souvent des compilations de divers martyrologes locaux et étaient soumis à de continuelles révisions.
57. Dans les différentes Églises, la dévotion aux saints se répandit par le récit écrit de leur vie et par les pèlerinages à leurs sanctuaires. La plus ancienne de ces vies de saints, celle d'Antoine rédigée par Athanase, servit à le « canoniser », pour employer la terminologie qui fut ultérieurement adoptée. La Vie d'Antoine, qui suggère que le style de vie d'Antoine était la continuation de celui des martyrs, constitua un modèle pour les moines et les moniales, notamment dans le développement de la vie intérieure, la lutte contre les tentations et la prière. L'ouvrage fut rapidement traduit en d'autres langues, notamment en latin, copte, syriaque, arménien, géorgien et ge'ez, et servit également de modèle pour la rédaction des vies d'autres saints monastiques.
58. Les Pères cappadociens, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, jouèrent un rôle important dans le développement de la dévotion aux saints à travers leurs écrits. Grégoire de Nazianze écrivit des panégyriques en l'honneur d'Athanase et de Basile, célébrant leur rôle de maîtres de l'orthodoxie. Grégoire de Nysse rédigea la première vie d'une femme sainte, sa sœur Macrina. Cette œuvre plaça la sainteté des femmes à un niveau égal à celui des hommes et fit naître un modèle pour les femmes.
59. La notoriété du monachisme oriental attira de nouveaux visiteurs occidentaux. Parmi eux, Rufin d'Aquilée, qui traduisit et mit à jour l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, mentionnant plusieurs des moines célèbres de l'époque et signalant la construction d'églises sur les tombes des martyrs (II, 27). Plusieurs autres ouvrages littéraires, dont l'Historia monachorum in Aegypto, l'Histoire lausiaque de Pallade de Galatie et le Paradis des Pères en syriaque, permirent de diffuser l'idéal monastique de sainteté et la dévotion aux saints monastiques. De même, les pèlerinages chrétiens, en particulier en Terre Sainte, à commencer par celui de la mère de Constantin, Hélène, ont également servi à diffuser le culte des saints. Égérie, pèlerine espagnole, cinquante ans après Hélène, écrivit le récit de sa visite des terres bibliques, dont l'Égypte, la Syrie et la Mésopotamie. La renommée de sanctuaires comme ceux de Thécla et de Ménas en tant que lieux de guérison et, un peu plus tard, de sanctuaires de saints hommes comme Siméon le Stylite, a donné lieu à une augmentation des pèlerinages et, par conséquent, de la popularité du lieu.
60. Trois autres saints en particulier illustrent le rôle des saints dans la communion et la communication : Côme et Damien, et Nicolas. Côme et Damien étaient frères, tous deux médecins, originaires de la province romaine de Cilicie. Selon la Tradition, ils exercèrent leur profession dans le port d'Ayas, dans la province de Syrie, et furent martyrisés vers 287 sous Dioclétien. Dès le IVe siècle, des églises dédiées aux saints jumeaux furent édifiées à Jérusalem, en Égypte et en Syrie. Plus tard, leur renommée s'étendit à Rome où une église leur fut consacrée et où ils furent inclus avec beaucoup d'autres dans la prière eucharistique romaine. Saint Nicolas, qui fut évêque de Myre en Lycie (il mourut le 6 décembre 345 ou 352), jouit d'une vénération encore plus étendue dans les Églises grecque, latine et slave.
61. Dans l'Église catholique, la vénération des martyrs commença au moins au IIe siècle. Avec la fin des persécutions au milieu du IVe siècle, les « confesseurs » furent également vénérés pour avoir mené une vie chrétienne exemplaire. Au cours de cette période, ce furent surtout les simples fidèles qui reconnurent les martyrs et les confesseurs en un lieu donné. Au VIe siècle, les évêques locaux commencèrent à jouer un rôle fondamental dans la reconnaissance des nouveaux saints. Aucun processus standard n’avait été défini et occasionnellement des abus survenaient, mais pendant plus de six cents ans, les canonisations épiscopales locales constituèrent la procédure normale dans l'Église catholique. À cette époque, être en pleine communion avec les évêques des autres Églises locales impliquait l'acceptation des saints qu'ils avaient reconnus.
62. Dans les Églises orthodoxes orientales, dès la seconde moitié du IIe siècle, les saints furent d'abord vénérés en tant que martyrs ayant enduré la torture et morts en témoignant de leur foi chrétienne. Au cours des siècles suivants, des ascètes, des Pères de l'Église, des vierges et des personnages clés de la Sainte Bible furent commémorés en tant que saints. Les saints furent d'abord proclamés dans des contextes locaux par les fidèles avec lesquels ils avaient partagé leur vie et leur activité, et pour lesquels ils furent un exemple de sainteté. Les saints donnaient leur vie en témoignage de leur foi chrétienne et furent remarqués pour leur vie sainte, leur piété et leur vertu à la gloire du Royaume de Dieu. Ils étaient reconnus par la piété populaire, par une autorité ecclésiastique locale pour leur commémoration au niveau local et par une hiérarchie ecclésiastique pour leur commémoration par l’ensemble d'une Église donnée.
63. Les pèlerinages vers des lieux d'importance spirituelle sont profondément ancrés dans le comportement humain. La pratique juive consistant à se rendre à Jérusalem pour les principales fêtes est bien documentée. Les pèlerinages chrétiens ont d'abord eu lieu sur des sites liés à la vie, la mort et la résurrection du Seigneur. Les informations les plus anciennes qui nous sont parvenues à ce sujet remontent au IVe siècle. La vénération croissante des martyrs et des saints, leur tombe et les lieux où leurs reliques étaient conservées sont progressivement devenus des centres où les fidèles affluaient. Les importantes relations commerciales entre les différents pays, notamment entre la Palestine, l'Empire romain, l'Inde, l'Arménie et Axoum, ont permis aux voyageurs et aux commerçants chrétiens d'entreprendre des pèlerinages dans les différents lieux chrétiens.
64. Il est très fréquent que dans leurs interprétations du NT, les Pères de l'Église attribuent au pèlerinage une signification eschatologique car il est comparable au voyage vers la Jérusalem céleste. Ainsi les chrétiens se considèrent-ils des pèlerins et des étrangers résidant temporairement dans ce monde, car leur demeure est aux cieux (cf. Ph 3,20 ; 1 P 2,11 ; He 11,13) et ils vivent leur vie comme des pèlerins en route vers la Jérusalem céleste (cf. Jn 14,6 ; Mc 8,34).
65. Les pèlerins visitaient les lieux saints, dans l'espoir que les saints intercèderaient pour eux auprès du Christ, et aspiraient aux bénédictions de ceux qui furent martyrisés comme témoins de la foi chrétienne. Ce flux toujours plus important de pèlerins servait donc à renforcer la communion entre les Églises de diverses régions géographiques car les fidèles d'une Église se rendaient en pèlerinage sur les lieux vénérés des autres Églises. Outre ces lieux de vénération, il convient de mentionner le rôle des monastères, qui contribuaient de manière significative à l'afflux de pèlerins en offrant des lieux d'hospitalité aux visiteurs.
66. Le pèlerinage en Terre Sainte n'était pas seulement une source de bénédiction, de purification et de repentir. Les pèlerinages composés de laïcs, moines, érudits et éminents responsables dans la société permettaient également de comprendre quelle était la nature géographique et historique de Jérusalem et de ses environs, et offraient une représentation visuelle qui allait inspirer la littérature théologique, les commentaires du NT, la poésie, l'iconographie et les textes liturgiques. Entre autres choses, cela conduisit également à l'élaboration de livres de prières et de lectionnaires de pèlerinage, notamment dans la tradition arménienne.
67. Le pèlerinage est significatif, d'une part, pour la croissance spirituelle des individus car il est toujours associé à la prière, la supplication, au jeûne, à la formulation de vœux, la vénération des saints et des martyrs, la participation liturgique et au repentir. D'autre part, il est significatif pour la communauté et la propagation de la mission de l'Église.
68. Le pèlerinage a joué un rôle fondamental dans la promotion de la communion et de la communication entre les croyants de nos Églises. L'histoire montre qu'il a été un moyen, au niveau populaire, pour comprendre les chrétiens de différentes cultures, langues et traditions. En outre, d'éminents Pères de l'Église, des moines et des responsables d'Église allaient d'une Église à l'autre pour visiter divers centres de pèlerinage. Par exemple, outre Jérusalem, les chrétiens syriens se sont rendus en pèlerinage en Égypte, les chrétiens occidentaux en Palestine, et les moines éthiopiens ont une longue tradition de visite des monastères d'Égypte et de Syrie.
Résumé et conclusion
69. La commission de dialogue a examiné en détail la nature des relations qui existaient entre les Églises membres au cours de la période ayant précédé les divisions du Ve siècle. Ce travail montre que la pleine communion qui existait entre les Églises s'exprimait de nombreuses et différentes manières dans un vaste réseau de relations fondées sur la conviction commune que toutes les Églises partageaient la même foi.
70. Ces expressions de la communion se manifestaient au moins de six façons différentes : 1) par l'échange de lettres et de visites (formelles et informelles) s'étendant même au-delà des frontières de l'Empire romain ; 2) par les synodes et les conciles tenus pour résoudre les problèmes de doctrine et de discipline ; 3) par la prière et les pratiques liturgiques similaires ; 4) par le partage de la vénération des martyrs et des saints communs ; 5) par le développement et la diffusion du monachisme dans toutes les Églises ; 6) par les pèlerinages aux sanctuaires des diverses Églises.
71. Dans la plupart des cas, à cette époque, ces expressions de communion n’avaient rien de formel dans le sens qu’elles ne se déroulaient pas dans le cadre de structures claires. Elles avaient également tendance à se dérouler principalement au niveau régional ; il n'existait aucun lieu de référence central clair. D'une part, l’Église de Rome prit progressivement conscience que son ministère de communion et d'unité était plus vaste, en particulier à partir de la fin du IIIe siècle. D'autre part, rien ne prouve clairement que les Églises orthodoxes orientales aient jamais accepté un tel ministère.
72. Nombre des relations existant entre les Églises au cours des premiers siècles se sont poursuivies jusqu'à nos jours en dépit des divisions, ou ont été récemment ravivées. L'échange de lettres et de visites entre les chefs de l'Église catholique et des Églises orthodoxes orientales est devenu courant. En de nombreux endroits, les fidèles des Églises prient de plus en plus ensemble, apprennent les uns des autres et partagent entre eux les richesses de leurs traditions respectives. Cela consiste souvent à partager les récits de la vie de leurs saints et martyrs, à participer à des pèlerinages communs et à visiter les sanctuaires des uns et des autres. De plus en plus, les échanges entre communautés monastiques rappellent ceux qui avaient lieu au cours des premiers siècles. La présence de délégations de l'une et l'autre Église lors d'événements majeurs tels que l'intronisation et les funérailles des chefs d'Église, et la présence d'observateurs orthodoxes orientaux au Concile Vatican II et aux synodes ultérieurs de l'Église catholique rappellent une pratique ancienne similaire.
73. Par conséquent, les membres de la commission constatent avec satisfaction que, dans une large mesure, ces dernières années la communication qui existait entre leurs Églises dans les premiers siècles a été ravivée. Compte tenu de cette évolution, ils examineront dans un esprit positif les divergences qui subsistent dans la doctrine et la pratique, et détermineront dans quelle mesure ces divergences peuvent être jugées légitimes et ne compromettent pas l'essence de la foi. Il sera fondamental de traiter ce sujet lorsqu'ils aborderont la question des sacrements d'initiation dans la prochaine phase du dialogue. Ils devront évaluer dans quelle mesure le rétablissement des relations existant dans les premiers siècles serait suffisant pour rétablir la pleine communion sacramentelle aujourd'hui. À un certain moment, cela impliquera, parmi d'autres importants sujets de réflexion, l'examen de la place de l'Évêque de Rome dans cette communion, une question qui est largement réexaminée dans toutes les Églises.
74. Dans la prière, les membres s'en remettent à l'œuvre de guérison et de réconciliation du Saint-Esprit parmi eux pour guider leurs pas futurs sur le chemin de l'unité.
[1] Cf. Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Église catholique et les Églises orthodoxes orientales, « La nature, la constitution et la mission de l'Église », in : Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens, Service d'information N. 131 (2009/I-II) 14-22.
[2] Cf. « Passio S. Irenaei episcopi Sirmiensis », in : Acta martyrum selecta. Éd. O. v. Gebhardt. Berlin 1902, p. 162 : « Irenaeus respondit : Sacrifico per bonam confessionem deo meo, cui semper sacrificavi. »
[3] Cyprien, Ep. 72 à Jubaianus, trad. angl : The Ante-Nicene Fathers Vol.5. Éd. A. Roberts et J. Donaldson. Grand Rapids, MI, nouvelle édition 1990, p. 384.
[4] Ibid. p.385.
[5] Les citations bibliques sont tirées de la Traduction œcuménique de la Bible 2010.