Discours à l’occasion du premier anniversaire de la rencontre du Pape François et du Patriarche Kirill à La Havane, le 12 février 2016

Université de Fribourg, 12 février 2017

Éminence,
Excellences,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités civiles et académiques,
Chers Pères, Frères et Sœurs,
Chers amis,

                Avant toute chose, je voudrais remercier de tout cœur la Conférence des évêques suisses, et en premier lieu son Président, S.E. Mgr Charles Morerod, Évêque de ce lieu, d’avoir bien voulu accueillir sous son égide ce premier anniversaire de la rencontre historique de Leurs Saintetés le Pape François et le Patriarche Kirill de Moscou et de toute la Russie. Ma gratitude va aussi à l’Institut d’Études Œcuménique de l’Université de Fribourg et tout spécialement à la Professeur Barbara Hallensleben pour avoir pris en charge l’organisation concrète, en des temps très brefs, de cet événement. Cette Université est d’ailleurs un point commun entre le Métropolite Hilarion et moi-même, puisque j’ai brièvement enseigné ici et que le Métropolite y est professeur titulaire. Il m’est donc particulièrement agréable de célébrer cet anniversaire en ce lieu – un lieu certes, moins exotique que Cuba, mais dont l’engagement œcuménique, aussi bien dans les relations académiques que dans les rapports d’amitié avec nos frères orthodoxes, est vraiment remarquable.

                Les brèves remarques qui suivent porteront sur la rencontre de La Havane elle-même, puis sur la Déclaration commune, et enfin sur les perspectives ouvertes par cet événement historique dans les relations entre nos Eglises.

 

La rencontre elle-même

Un des passages bibliques les plus fréquemment cités par le Pape François dans le domaine œcuménique est celui de Joseph et de ses frères. Envoyés par leur père en Egypte pour y acheter du grain, les fils de Jacob se mettent en chemin. Mais au lieu de trouver de la nourriture, ils y retrouvent Joseph, le frère qu’ils avaient perdu. Cette histoire est racontée par le Pape François comme un exemple du chemin qu’il est nécessaire de faire pour retrouver la fraternité, pour permettre la rencontre. Elle est typique de la « culture de la rencontre » dont le Saint-Père se fait le promoteur dans tous les domaines, en particulier dans celui des relations entre chrétiens. Le chemin commencé nous conduit parfois à des rencontres imprévues, à des lieux inattendus.

                Il y a un an précisément, le 12 février, pour la première fois dans l’histoire, un Pape et un Patriarche de Moscou se rencontraient. Il me plaît à penser que cette rencontre historique eut lieu à quelques jours de la fête orthodoxe de la Présentation, célébrée le 15 février selon le calendrier julien et appelée en Orient, précisément, « Fête de la Rencontre », parce qu’elle symbolise la rencontre de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance et surtout la rencontre de Dieu avec son Peuple. Au cœur de toute rencontre humaine authentique doit se trouver cette Rencontre fondamentale, source de toutes les autres, de Dieu avec nous.

                De façon surprenante, cette rencontre des primats des deux plus nombreuses Eglises du continent européen n’eut pas lieu en Europe, mais à Cuba. Même si la providentielle coïncidence des voyages a joué son rôle, ce choix inattendu n’a pas été entièrement le fruit du hasard. Le Patriarche Kirill l’a justifié par le désir que la rencontre ait lieu loin d’un continent qui pourrait apparaitre comme le symbole des polémiques et des divisions entre chrétiens – comme l’exprime d’ailleurs la Déclaration commune elle-même : « Loin des vieilles querelles de l’"Ancien Monde" » (§ 3).

                Le choix de Cuba correspond bien aussi à l’attention portée par le Pape François aux périphéries et à son regard décentré sur l’Europe. Ce regard fut à juste titre appelé « regard de Magellan ». L’expression vient d’une interview dans laquelle le Saint-Père explique que, « lorsque Magellan arriva au bout du monde américain, il regarda l’Europe de ce point qu’il avait atteint et il compris quelque chose d’autre ». Ce n’est pas un hasard si le Saint-Père a choisi les endroits les plus périphériques pour comprendre l’Europe : Lampedusa, Tirana, Sarajevo, Lesbos, Erevan, Tbilissi, Bakou et Lund. Il s’agit pour lui de décentrer le regard, comme il l’explique dans la même interview : « La réalité se voit mieux de la périphérie que du centre ». L’autoréférentialité est souvent citée par le Pape François comme une des causes profondes de la division des chrétiens. Renoncer à l’autoréférentialité, telle pourrait être une première leçon de la rencontre de La Havane.

                Mais au-delà de sa position excentrée par rapport à l’Ancien Monde, Cuba, pour le Pape François, a aussi une signification particulière comme lieu par excellence de la rencontre. Lors de son premier voyage dans ce pays le 19 septembre 2015, le Saint-Père citait à cet égard le philosophe, poète et homme politique cubain José Martí, dont l’aéroport de La Havane porte d’ailleurs le nom : « Du point de vue géographique, déclara le Pape à son arrivée, Cuba est un archipel, d’une importance extraordinaire comme "clef" entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, qui regarde vers tous les chemins. Sa vocation naturelle est d’être le point de rencontre pour que tous les peuples se réunissent dans l’amitié, comme l’a rêvé José Martí, "au-delà de la langue des isthmes et de la barrière des mers" ». Ces paroles du Saint-Père, prononcées à l’aéroport international José Martí, furent prophétiques.

                Cinq mois plus tard, dans les salons de ce même aéroport, eut lieu la rencontre privée du Pape François et du Patriarche. Elle dura deux heures. Ce ne fut donc pas une rencontre furtive, entre deux avions, mais un dialogue approfondi, en présence seulement du Métropolite Hilarion et de moi-même, et des deux interprètes. Je ne suis pas autorisé à divulguer le contenu de la conversation, mais je voudrais simplement reprendre les paroles du Saint-Père juste après la rencontre : « Nous nous sommes parlé comme des frères, nous avons le même Baptême, nous sommes évêques. Nous avons parlé de nos Églises, et nous sommes tombés d’accord sur le fait que l’unité se fait en marchant. Nous avons parlé clairement, sans détours, et moi, je vous avoue que j’ai senti la consolation de l’Esprit dans ce dialogue. » Plus tard dans l’avion pour le Mexique, le Saint-Père exprimera sa joie : « Ce fut une conversation entre frères. Nous avons discuté de points clairs, qui nous préoccupent tous les deux. En toute franchise. Je me suis senti face à un frère, et lui aussi m’a dit la même chose... Je vous le dis, vraiment, je ressentais une joie intérieure qui était précisément celle du Seigneur. Il parlait librement et je parlais moi aussi librement. L’on ressentait de la joie. »

 

La Déclaration commune

S’il ne m’est pas permis de parler de la rencontre privée, il nous est en revanche possible de commenter la Déclaration commune qui fut signée à son issue. Les précédentes tentatives d’organiser une telle rencontre avaient failli à cause aussi, notamment, de l’impossibilité de se mettre d’accord sur un texte commun. Un dialogue long et approfondi a permis cette fois de trouver des formulations acceptables pour les deux chefs d’Eglises.

                Je voudrais faire quatre observations qui me semblent nécessaires à la bonne compréhension de ce document. En premier lieu, il me parait important de souligner qu’il s’agit d’un début et non d’une fin. La Déclaration commune est un document d’étape – d’une étape certes décisive – mais qui n’est que le témoignage d’un certain stade de notre chemin vers l’unité. Cette « unité se fait en chemin », comme l’a observé le Saint-Père aussitôt après la rencontre. Ce document témoigne du haut niveau de relations entre nos Eglises, de l’aboutissement d’une phase particulièrement positive de nos relations, mais il ne prétend pas à la perfection : il n’a d’autre ambition que d’exprimer ce qui, dans un contexte et à un moment donnés, il est possible de dire ensemble. Il est à espérer, s’il plaît à Dieu, que d’autres rencontres et d’autres déclarations viendront approfondir et compléter ce qui a été dit.

                En second lieu, il s’agit d’une déclaration commune, qui présente les avantages et les inconvénients de tout texte commun. Il est évident qu’ensemble on ne dit pas les mêmes choses, ni de la même manière, que dans des déclarations séparées exposant uniquement le point de vue de l’une ou l’autre partie. Un texte commun engendre inévitablement des insatisfactions de part et d’autre.

                En troisième lieu, la Déclaration doit être lue comme un texte pastoral. Le Saint-Père l’a précisé lui-même : « Ce n’est pas une déclaration politique, ce n’est pas une déclaration sociologique, c’est une déclaration pastorale ». Le texte relève de ce que l’on peut appeler œcuménisme pastoral, ou pour reprendre les mots du Pape François, « de deux évêques qui se sont rencontrés avec une préoccupation pastorale ». L’introduction de la Déclaration se situe d’ailleurs d’emblée dans cette perspective : « Notre conscience chrétienne et notre responsabilité pastorale ne nous permettent pas de rester inactifs face aux défis exigeant une réponse commune » (§ 7). La dernière partie du document, qui porte sur la mission, met de nouveau l’accent sur cette collaboration pastorale : « Dans le monde contemporain, multiforme et en même temps uni par un même destin, catholiques et orthodoxes sont appelés à collaborer fraternellement en vue d’annoncer la Bonne Nouvelle du salut, à témoigner ensemble de la dignité morale et de la liberté authentique de la personne, "pour que le monde croie" (Jn 17, 21) » (§ 28). La dimension pastorale est donc bien la clé d’interprétation de la Déclaration commune.

                Par conséquent, même si la situation internationale a eu un certain poids dans la préparation du texte, il serait vain de lire ce document uniquement à la lumière de critères géopolitiques. Je peux témoigner que la rencontre – souhaitée depuis plus de vingt ans – et les premiers projets de documents furent préparés, il y a quelques années, dans un contexte international assez différent. Par ailleurs, il ne serait pas non plus exact d’accorder une excessive importante théologique aux paroles utilisées : la rencontre ne se situait pas dans le cadre du dialogue théologique, qui relève de la compétence de la Commission mixte internationale de dialogue théologique entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe, mais dans le cadre de ce que l’on appelle le dialogue de la charité.

                Ma quatrième remarque, pour interpréter correctement ce document, porte sur la nécessité d’en avoir une compréhension globale. Comme pour tout texte, il faut en saisir la structure d’ensemble afin de ne pas interpréter telle ou telle expression particulière hors de son contexte. La Déclaration commence par une introduction plus générale, plus théologique, composée de quatre paragraphes (§ 4-7) qui traitent du thème de l’unité. Dans le corps du document sont ensuite examinés successivement cinq thèmes de nature plus sociale : la persécution des chrétiens (§ 8-13), la liberté religieuse (§ 14-16), la solidarité avec les pauvres (§ 17-18), les jeunes (§ 22-23), et un sixième thème portant sur la mission (§ 24-29), car la mission commune des Eglises comporte aussi la collaboration en faveur de la réconciliation et de la paix.

                Sur le contenu même de la Déclaration, je voudrais souligner l’importance de ses paragraphes introductifs. En effet, pour la première fois, après des siècles de polémiques et de défiance, les primats de l’Eglise catholique et de l’Eglise orthodoxe russe rendent publiquement grâce à Dieu pour les dons qu’ils partagent : « la commune Tradition spirituelle du premier millénaire du christianisme », dont les témoins sont « la Très Sainte Mère de Dieu, la Vierge Marie, et les saints », parmi lesquels « se trouvent d’innombrables martyrs qui ont manifesté leur fidélité au Christ et sont devenus "semence de chrétiens" » (§ 4). Pour la première fois aussi, l’Evêque de Rome et le Patriarche de Moscou expriment leur espérance que leur « rencontre contribue au rétablissement de cette unité voulue par Dieu, pour laquelle le Christ a prié » (§ 6). Pour la première fois enfin, ils affirment leur volonté « d’unir [leurs] efforts pour témoigner de l’Évangile du Christ et du patrimoine commun de l’Église du premier millénaire, répondant ensemble aux défis du monde contemporain » et affirment que « orthodoxes et catholiques doivent apprendre à porter un témoignage unanime à la vérité dans les domaines où cela est possible et nécessaire » (§ 7). Ces paragraphes introductifs marquent incontestablement une étape historique des relations entre nos Eglises.

                En ce qui concerne les thèmes de nature plus sociale abordés dans le corps de la Déclaration, je ne puis ici les commenter de façon détaillée. Je voudrais simplement rappeler que ces questions se trouvent aux origines mêmes du Mouvement œcuménique contemporain. C’est lors de la Conférence mondiale de Stockholm en 1925, au lendemain de la Première guerre mondiale, que des Eglises décidèrent d’unir leurs efforts dans le mouvement Life and Work, dit du Christianisme pratique, pour que les chrétiens apprennent à collaborer pour promouvoir ensemble la justice et la paix en dépassant leurs identités nationales. Il n’est donc pas étonnant que, face aux nouveaux défis auxquels font face nos sociétés, nos Eglises sentent la nécessité d’unir leurs forces pour rendre compte au monde de l’espérance qui est en elles (cf. 1 P 3, 15).

                Quant à la question de la mission, abordée dans la dernière partie du document, elle est la source même du Mouvement pour l’unité, comme en témoigne la Conférence d’Edimbourg de 1910, considérée comme fondatrice de l’œcuménisme moderne. Il est heureux que la Déclaration ait pu aborder ces thèmes qui furent longtemps des pommes de discordes entre nos Eglises, en particulier la question du prosélytisme ou celle de l’uniatisme. Comme l’affirme la Déclaration : « Orthodoxes et catholiques sont unis non seulement par la commune Tradition de l’Église du premier millénaire, mais aussi par la mission de prêcher l’Évangile du Christ dans le monde contemporain » (§ 24).

                La Déclaration commune marque donc un pas historique dans les relations entre nos Eglises. Cependant, comme je le disais, elle ne prétend pas à la perfection. On a pu d’ailleurs entendre certaines critiques. Certains ont pu regretter, en ce qui concerne les éléments qui nous unissent, que le document ne fasse pas mention explicite des sacrements, en particulier du baptême, fondement des rapports entre chrétiens, ni de la succession apostolique et de l’Eucharistie. Cela aurait été d’autant plus facile que les positions respectives de nos Eglises sont très claires sur la reconnaissance mutuelle des sacrements. (Par exemple, le document du concile épiscopal de 2000 de l’Eglise orthodoxe russe sur les relations avec les non-orthodoxes reconnaît très explicitement que les relations avec l’Eglise catholique se fondent sur le fait que « celle-ci est une Eglise qui a conservé la succession apostolique des ordinations ».) Mais il est vrai que l’ambition de cette Déclaration commune n’était pas d’ordre théologique.

                Une autre réserve exprimée par certains concerne une vision qu’ils considèrent comme trop « morale » de l’œcuménisme, qui pourrait donner l’impression de fonder le rapprochement catholique-orthodoxe uniquement sur des « valeurs » à défendre. Ils font valoir que ces valeurs en question ne sont pas forcément la caractéristique des chrétiens : d’autres religions ou philosophies les partagent. Surtout, ils soulignent que les chrétiens ne sont pas unis en premier par une morale, mais par une Personne, qui transcende toutes les valeurs, et dont l’action se perpétue dans l’Eglise qui est son Corps. Cette remarque me semble intéressante, et d’une façon générale il me semblerait préférable de parler de « principes » plutôt que de « valeurs », en ce sens que les principes expriment ce qui est « premier » dans nos vies, en l’occurrence les principes de l’Evangile, tandis que les valeurs en découlent.

                Enfin, je ne peux ignorer un troisième type de critique, exprimée surtout par l’Eglise gréco-catholique ukrainienne, concernant les passages du document sur l’Ukraine. A vrai dire, seuls deux paragraphes, très brefs, parlent de l’Ukraine, les § 26 et 27, qui se trouvent dans la partie consacrée à la mission. Ces passages sont avant tout un appel à la paix et à la réconciliation, dont la promotion est la mission commune de nos Eglises. Ce n’était pas et ne pouvait pas être le propos d’une déclaration commune, qui plus est de nature pastorale, de s’exprimer sur les responsabilités éventuelles des uns ou des autres. Mais je reconnais que ces paragraphes sont très laconiques, et que ce laconisme n’a pas aidé à leur compréhension, surtout dans la situation si douloureuse que traversent et dont pâtissent en ce moment nos frères et sœurs ukrainiens. La lecture de ce document ne peut pas s’affranchir de ce que le Pape lui-même, à maintes reprises, a exprimé sur le drame vécu en ce moment par le peuple ukrainien.

                En ce qui concerne la douloureuse situation en Ukraine, et notamment les relations entre l’Eglise orthodoxe russe et l’Église gréco-catholique ukrainienne, il me semble qu’un des fruits de la rencontre de La Havane pourrait et devrait être le rétablissement du dialogue, un dialogue à plusieurs niveaux. Au niveau historique me semble indispensable, dans le cadre d’une commission ad hoc, un travail conjoint, qui sera sans doute ardu et de longue haleine, sur les blessures subies dans le passé par les uns et par les autres, afin de permettre une « purification de la mémoire ». Sans guérison de la mémoire il est difficile d’imaginer un avenir commun.

                En même temps, comme le disait récemment le Pape François : « Jeter un regard en arrière aide et est d’autant plus nécessaire pour purifier la mémoire, mais être rivé au passé, en s’attardant à rappeler les torts subis et faits et en jugeant avec des paramètres uniquement humains, peut paralyser et empêcher de vivre le présent » (Homélie du 25 janvier 2017). C’est pourquoi il faut aussi regarder l’avenir et instaurer un dialogue sur les difficultés actuelles, qui me semblent non pas de nature théologique, mais d’ordre national et politique, afin de « trouver des formes de coexistence mutuellement acceptables », comme cela est proposé par la Déclaration commune. J’espère de tout cœur que, dépassant les difficultés actuelles, l’établissement d’un tel dialogue sera possible.]

 

Les perspectives

La rencontre de La Havane a été saluée dans le monde entier comme un signe d’espérance dans une actualité assombrie par de nombreux conflits. Certes, en Russie, le Patriarche fut critiqué dans certains milieux ecclésiaux pour ce pas fait en direction de l’Église catholique. Ces attaques ont permis de mieux comprendre, notamment en Occident, à quel point il s’agissait d’un geste courageux de la part du primat de l’Église russe.

                À l’issue de la rencontre, le Saint-Père déclara : « Nous nous quittons avec une série d’initiatives dont je crois qu’elles sont viables et pourront être réalisées. ». Comme pour tous les événements historiques, il faudra sans doute du temps pour que la rencontre de La Havane et la Déclaration commune puissent donner tous leurs fruits. Je voudrais mentionner trois directions possibles qui, toutes, peuvent se rattacher à l’œcuménisme pastoral dont témoigne la Déclaration commune : l’œcuménisme des saints, l’œcuménisme culturel et l’œcuménisme de l’action commune.

                Le premier domaine est d’ordre spirituel – fondement de tout œcuménisme. Un des fruits de la rencontre historique de La Havane a été une certaine intensification des relations fraternelles entre nos Églises. Dès le 13 février à La Havane, le lendemain de la rencontre historique, le Patriarche Kirill me recevait, puis de nouveau le 22 novembre dernier à Moscou à l’occasion de son jubilé, tandis que le Pape François reçut le Métropolite Hilarion le 15 septembre puis de nouveau le 10 décembre à l’occasion de son 80e anniversaire. Or j’ai été frappé de constater que ces multiples rencontres furent l’occasion de pratiquer un œcuménisme des saints. À La Havane le Pape François offrit au Patriarche des reliques de Saint Cyrille, son patron céleste, tandis que le Patriarche lui offrait une icône de Notre-Dame de Kazan, qui rappelait celle offerte au Patriarche Alexis par le Pape saint Jean-Paul II en 2004, par l’intermédiaire de mon prédécesseur, le Cardinal Walter Kasper. Toujours dans cet « échange de dons », le Patriarche Kirill transmit au Saint Père le 15 septembre, par l’intermédiaire du Métropolite Hilarion, des reliques de Saint Séraphim de Sarov, un des saints russes les plus connus en Occident. À son tour, le Saint Père offrit au Patriarche le 22 novembre, par mon intermédiaire, des reliques de saint François, son saint patron, un des saints occidentaux les plus proches de Saint Séraphim par son expérience de la joie pascale et son aspiration à la paix de toute la Création. Le Pape François écrivait dans ses vœux au Patriarche : « Puissent ces deux extraordinaires témoins du Christ, déjà unis au ciel, intercéder pour nous, afin que nous puissions travailler ensemble de façon toujours plus étroite pour la paix et atteindre la pleine unité pour laquelle Jésus Christ a prié ».

                La Déclaration commune souligne également cet œcuménisme des saints : « Nous partageons la commune Tradition spirituelle du premier millénaire du christianisme. Les témoins de cette Tradition sont la Très Sainte Mère de Dieu, la Vierge Marie, et les saints que nous vénérons. Parmi eux se trouvent d’innombrables martyrs qui ont manifesté leur fidélité au Christ et sont devenus "semence de chrétiens" » (§ 4). Une des perspectives importantes de la rencontre de La Havane pourrait donc être un approfondissement de cet œcuménisme des saints, notamment par l’échange des reliques ou d’icônes qui seraient proposés à la vénération des fidèles. Ce serait aussi une façon de donner au rapprochement de nos Églises une dimension plus populaire, que l’on peut à bon droit qualifier de « pastorale ». Plus audacieusement encore, ne pourrait-on pas faire des pas vers une reconnaissance mutuelle de certains saints ? Les saints de nos Églises, déjà unis au ciel, sont nos meilleurs guides et intercesseurs pour réaliser l’unité entre nous.

                Un deuxième domaine, dans lequel la rencontre de La Havane a d’ailleurs déjà porté certains fruits, est ce que l’on peut appeler un œcuménisme culturel. Le champ culturel me paraît essentiel pour progresser sur le chemin de l’unité. Comme nous le savons, les facteurs culturels, à commencer par les différences linguistiques, ont joué un rôle déterminant dans les divisions entre chrétiens. Il est donc essentiel de connaître la culture des autres pour comprendre mieux la façon dont ils perçoivent l’Evangile. À plus forte raison lorsqu’il s’agit des catholiques et des orthodoxes, il me semble que cette connaissance réciproque nous permet de comprendre que, au-delà des légitimes différences culturelles, nous partageons la même foi exprimée diversement selon le génie spécifique de chaque peuple et de chaque tradition.

                Quelques semaines à peine après la rencontre de La Havane, le 1er mars, se réunit au Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens le Groupe mixte de travail pour la coordination des projets culturels entre le Saint-Siège et le Patriarcat de Moscou, qui regroupe des représentants de divers organes du Saint-Siège et de l’Église orthodoxe russe. Une des réalisations les plus immédiates fut l’organisation de « visites d’études » réciproques à Rome et à Moscou de jeunes prêtres orthodoxes et catholiques. C’est ainsi que du 14 au 21 mai 2016, sur invitation de notre Conseil Pontifical, une délégation de dix jeunes prêtres orthodoxes du Patriarcat de Moscou, enseignants dans divers établissements supérieurs de l’Église orthodoxe russe, se rendit à Rome pour mieux connaître la Curie romaine, les Universités, les Collèges pontificaux et les lieux saints de l’Urbe. De même, du 26 aout au 4 septembre, pour la deuxième année consécutive, un groupe de dix jeunes prêtres catholiques, étudiants auprès de diverses Universités pontificales romaines, furent invités par le Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou et l’Ecole des Hautes Etudes des Saints Cyrille et Méthode pour une visite d’étude à Moscou et à Saint-Pétersbourg, leur permettant de connaître les lieux saints de ces villes, de rencontrer des représentants de l’Église orthodoxe, et aussi de s’initier à la langue russe. Ces visites d’études sont des occasions uniques pour les jeunes prêtres des deux Églises pour faire tomber des préjugés et échanger sur leurs préoccupations pastorales, suivant l’exemple de leurs primats à La Havane. Elles sont aussi des opportunités privilégiées de reconnaître les dons des autres, comme le soulignait récemment le Pape François dans son homélie pour la fête de la Conversion de Saint Paul : « Une réconciliation authentique parmi les chrétiens pourra se réaliser lorsque nous saurons reconnaître les dons les uns des autres et que nous serons capables, avec humilité et docilité, d’apprendre les uns des autres – apprendre les uns des autres –, sans attendre que ce soient les autres qui apprennent d’abord de nous ».

                D’autres initiatives culturelles ont été organisées dans le cadre du Groupe mixte de coordination, dans le domaine de l’art sacré. Un concert conjoint de la Chapelle Musicale Pontificale « Sistina » et du Chœur synodal du Patriarcat de Moscou eut lieu le 11 décembre 2016 dans la Basilique romaine de Sainte Marie des Anges et des Martyrs sous le patronage de notre Conseil Pontifical et du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, en présence de leur présidents respectifs. Il ne s’agissait pas du premier concert de ce type, mais après la rencontre de Cuba il avait une harmonie toute particulière. Ecouter la musique sacrée de nos traditions respectives nous permet, me semble-t-il, de goûter déjà une certaine communion et accroît en nous le désir de l’unité.

                Toujours dans le domaine culturel, je voudrais mentionner également d’autres initiatives qui ont impliqué le Saint-Siège. L’exposition « Roma Aeterna » organisée à la Galerie Tretyakov de Moscou de novembre 2016 à février 2017, propose pour la première fois à l’étranger 42 chefs d’œuvres de la pinacothèque des Musées du Vatican. Cette exposition exceptionnelle fut inaugurée le 25 novembre par le Cardinal Giuseppe Bertello, Président du Gouvernement de l’État de la Cité du Vatican, qui rencontra à cette occasion le Patriarche Kirill. L’exposition, présentée par le Directeur des Musées du Vatican comme un « acte de gratitude à l’égard de l’antique amour de la Russie pour la Rome éternelle », a rencontré en Russie un immense succès populaire, et devrait être suivie d’une exposition réciproque de chefs d’œuvres de l’art russe au Vatican. Il faut également évoquer la visite en Russie à la même époque de S.E. Mgr Jean-Louis Bruguès, Bibliothécaire et Archiviste de la Sainte Église Romaine, qui y rencontra les directeurs des bibliothèques et des archives de l’État et de l’Église, en vue d’organiser des expositions de livres rares et de documents d’archives. Autant de projets qui, me semble-t-il, contribuent indiscutablement à la connaissance réciproque et à la création de rapports d’estime mutuelle, y compris dans le grand public.

                Enfin, je voudrais évoquer les larges perspectives ouvertes par la Déclaration commune à un œcuménisme pratique entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe russe. En ce qui concerne la question des chrétiens du Moyen Orient, dès les 6 et 7 avril 2016, une délégation mixte composée de représentants de l’Église catholique – dont S.E. Mgr Paolo Pezzi, Ordinaire de l’Archidiocèse de la Mère de Dieu à Moscou – et de l’Église orthodoxe russe, se rendit au Liban et en Syrie pour rencontrer et soutenir les populations locales affectées par la guerre et les déplacements. D’autres initiatives de ce genre pourraient voir le jour, ainsi que sur les autres thèmes de la Déclaration, à savoir la liberté religieuse, la solidarité avec les pauvres, la famille ou les jeunes. Sur ce dernier sujet, la tenue du prochain Synode des Évêques en octobre 2018 sur le thème « Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel » devrait offrir des perspectives de réflexion commune. Sur tout ces points il s’agit, comme le soulignait également le Pape François dans l’avion qui le conduisait au Mexique, d’une unité qui se réalise en marchant : « L’unité se fait en avançant : que le Seigneur nous trouve au moins en train de marcher, lorsqu’il viendra. »

                Pour finir, il me semble que cet approfondissement des relations bilatérales entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe russe ne pourra avoir que des conséquences positives sur les relations entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe dans son ensemble, notamment dans le dialogue théologique international. J’en veux pour preuve l’adoption récente, avec la participation active de la délégation de l’Église orthodoxe russe, du sixième document de la Commission mixte internationale, intitulé « Synodalité et primauté au premier millénaire. Vers une compréhension commune au service de l’unité de l’Église », adopté à Chieti le 21 septembre 2016. Il s’agit du premier document de cette commission accepté par l’Église russe depuis celui de Balamand en 1993 – il me plaît à penser que le fait que cela ait été possible la même année que la rencontre de La Havane n’est sans doute pas le fruit du hasard.

                Comme les questions théologiques dans les relations œcuméniques sont traitées au niveau non pas bilatéral avec des Églises autocéphales particulières, mais multilatéral avec l’Église orthodoxe dans son ensemble, dans le cadre de la Commission internationale déjà évoquée, il est évident que la Déclaration commune de La Havane traite de questions non pas en premier lieu théologiques, mais de collaborations pratiques et pastorales. Les deux niveaux doivent cependant se compléter et montrer que, « parmi les Églises et communautés chrétiennes, l’Orthodoxie est sans doute, théologiquement, la plus proche de nous ». Cette affirmation du Pape Benoît XVI nous oblige à trouver l’unité dans la foi et dans la vie. Alors notre témoignage sera encore plus crédible.

                En guise de conclusion, je voudrais rendre grâce à Dieu pour cette rencontre providentielle, exprimer ma gratitude aux Primats de nos Églises pour le geste historique accompli, et remercier aussi le Métropolite Hilarion pour la part qu’il a prise à sa réalisation. Un cordial merci aussi à mon compétent collaborateur, le Père Hyacinthe Destivelle, chargé, au Conseil Pontifical, des relations œcuméniques avec les Églises orthodoxes de tradition slave. Dans cette action de grâce, je voudrais, en me tournant vers la Mère de Dieu, reprendre l’invocation finale de la Déclaration commune : « Puisse la Bienheureuse Vierge Marie, par son intercession, conforter la fraternité de ceux qui la vénèrent, afin qu’ils soient au temps fixé par Dieu rassemblés dans la paix et la concorde en un seul Peuple de Dieu, à la gloire de la Très Sainte et indivisible Trinité ! » (§ 30).