Conférence de carême en la Basilique de Fourvière
Lyon, 19 mars 2017

 

L’unité de l’Église dans la profession de foi et dans le mouvement œcuménique
Perspective catholique

 

1.    Unité dans le Credo et dans la réalité ecclésiale

Dans le Credo apostolique, nous chrétiens professons notre foi en la «sainte Église catholique». Dans la grande profession de foi de Nicée-Constantinople – ainsi que dans d’autres formulations grecques du Credo au quatrième siècle – la profession de foi en l’unité de l’Église est non seulement ajoutée, mais également soulignée et mise au premier plan, partant de la conviction que la sainteté de l’Église du seul Dieu et du seul Seigneur Jésus Christ exige absolument son unité. Car l’unité de tous les chrétiens au sein d’une unique Église n’est pas simplement un objectif souhaitable en soi, que l’on pourrait éventuellement négliger sans porter atteinte à la foi chrétienne. Nous devons au contraire, comme l’œcuméniste protestant Wolfhart Pannenberg, affirmer clairement que « l’Église n’est pas pleinement réalisée sans l’unité de tous les chrétiens. »[1]

                Le lien étroit entre la profession de foi chrétienne en Jésus Christ en tant que seul Seigneur de l’Église et profession de foi en l’unité de celle-ci s’exprime dans l’Écriture sainte et dans la tradition chrétienne principalement par le fait que l’Église est définie comme Corps et le Christ en lequel nous croyons comme sa Tête. Cette image de la tête et du corps doit ici être comprise de manière radicale. Car d’une part le corps sans la tête n’est plus un corps, mais un cadavre, et l’Église ne serait donc plus qu’une caricature d’elle-même si elle n’avait pas au centre sa tête, le Christ. Si d’autre part le Christ en tant que tête de son Église a un corps visible et veut être présent dans son corps, alors il ne peut y avoir qu’une Église. Car le Christ n’a pas plusieurs corps, mais il s’unit à son seul corps, l’Église. Ou pour l’exprimer par une autre image: si la relation du Christ avec son Église est si étroite que l’on peut parler d’une relation entre époux et épouse, la conséquence logique au niveau de la foi est que le Christ n’est en aucun cas polygame, mais monogame et fidèle à son unique épouse.

                Si nous considérons l’union étroite entre Jésus Christ et son Église, qui est son corps, et si donc l’Église elle-même repose entièrement sur l’unité, une contradiction scandaleuse apparaît dans la situation actuelle de la chrétienté: d’une part, tous les chrétiens s’accordent sur le grand symbole de la foi, dans lequel ils croient en « l’Église, une, sainte, catholique et apostolique»; mais d’autre part, les chrétiens qui croient en cette unique Église vivent dans des Églises et Communautés ecclésiales séparées, et sont confrontés à la question obsédante de savoir où se trouve concrètement l’Église une voulue par le Christ.

                Cette contradiction entre la profession de foi commune en une seule Église et la réalité historique et empiriquement tangible de la division a été abordée avec sensibilité par le Concile Vatican II qui, dans son Décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio, part de la conviction théologique fondamentale que le Christ a fondé « une seule et unique Église ». Cette conviction de foi doit cependant se confronter à la réalité qu’on constate tant dans l’histoire qu’aujourd’hui, à savoir qu’il existe une pluralité d’Églises et de Communautés ecclésiales qui prétendent toutes devant les hommes être « le véritable héritage de Jésus Christ ». Face à l’impression désastreuse que « le Christ lui-même [serait] divisé », le Concile se vit contraint d’affirmer que la division persistante de l’Église s’oppose « ouvertement à la volonté du Christ », est « pour le monde un objet de scandale » et « fait obstacle à la plus sainte des causes: la prédication de l’Évangile à toute créature ». Le Concile a donc indiqué l’objectif majeur du Décret sur l’oecuménisme dès sa première phrase: « Promouvoir la restauration de l’unité entre tous les Chrétiens, c’est l’un des buts principaux du saint Concile œcuménique de Vatican II. »[2]

                Le Concile Vatican II, comme toute la tradition chrétienne, est convaincu que l’unité est une catégorie fondamentale de la foi chrétienne et que, sans recherche de l’unité de l’Église, la foi chrétienne renoncerait à elle-même. Nous chrétiens devons donc avoir le courage et l’humilité de regarder en face le scandale permanent d’une chrétienté divisée et de maintenir vivante la question de l’unité de l’Église avec une aimable ténacité. Pour ce faire, nous serions bien inspirés de chercher des indications dans l’Écriture Sainte.

 

2.   Dimensions de l’unité de l’Église dans la prière sacerdotale de Jésus

L’indicateur le plus important dans l’Écriture Sainte se trouve dans la prière d’adieu de Jésus, où l’invocation de l’unité de ses disciples revêt un rôle tout particulier. Le regard de Jésus y dépasse la communauté des disciples et se dirige vers tous ceux qui « croiront en leur parole » (Jn 17, 20). Puisque notre actualité œcuménique est aussi incluse dans la prière sacerdotale de Jésus, on y trouve exprimé de la meilleure façon possible quelles sont et doivent être les plus profondes dimensions du devoir œcuménique à la lumière de la foi. Si l’unité des disciples était au cœur de la prière de Jésus, alors l’œcuménisme chrétien ne peut que s’insérer dans cette prière, en faisant sien ce qui Lui tenait à cœur. S’il n’est pas seulement une entreprise philanthropique menée entre des humains, mais s’il est fondé et motivé de façon réellement christologique, l’œcuménisme ne peut finalement être rien d’autre qu’une participation à la prière sacerdotale de Jésus. En s’appuyant sur ce fondement biblique de l’œcuménisme, on cherchera, dans ce qui suit, à préciser les dimensions élémentaires de l’œcuménisme à partir de ce texte très familier mais inépuisable de Jean 17 et à consolider notre responsabilité œcuménique dans la recherche de l’unité de la foi, qui nous est promise comme un don et confiée comme une tâche.[3]

a)   Dimension spirituelle: la prière pour l’unité

La dimension spirituelle de l’unité des chrétiens est à mentionner en premier lieu. Car la prière de Jésus « Que tous soient un » montre qu’Il ne commande pas l’unité à ses disciples et ne la réclame pas d’eux, mais il prie pour eux. Ce constat, simple et élémentaire, est de grande signification pour la recherche œcuménique de l’unité de l’Église. La prière pour l’unité est le signe décisif qui préfigure tous les efforts œcuméniques. Sans prière, il ne saurait y avoir d’unité, comme le souligne toujours le Pape François: « L’engagement œcuménique répond en premier lieu à la prière du Seigneur et se fonde essentiellement sur la prière. »[4]

                La dimension spirituelle a trouvé très tôt son expression visible dans le fait que la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens est née au début du mouvement œcuménique et a été dès l’origine une initiative œcuménique. C’est la prière pour l’unité des chrétiens qui a ouvert la voie au mouvement œcuménique qui, dès le commencement, a été un mouvement de prière, comme le Pape Benoît XVI l’a exprimé de façon parlante: « La barque de l’œcuménisme n’aurait jamais quitté le port si elle n’avait pas été poussée par ce vaste courant de prière et par le souffle de l’Esprit Saint. »[5] Un tel mouvement de prière n’est pas un début qu’on pourrait laisser derrière soi; c’est bien plutôt un début qui continue de marcher à nos côtés, aujourd’hui encore, et qui doit accompagner tous les efforts œcuméniques.

                Dans notre quête du rétablissement de l’unité des chrétiens, la principale place doit être donnée à la prière. Par la prière pour l’unité, nous chrétiens, nous exprimons que, pour notre foi, l’unité ne peut être rétablie par nos seuls efforts et que nous ne pouvons pas en déterminer la forme ou le moment. Nous chrétiens, nous pouvons provoquer des divisions; notre passé et notre présent le montrent. Mais nous ne pouvons recevoir notre unité que comme un don. La prière pour l’unité rappelle que tout n’est pas faisable également dans le domaine œcuménique et que nous devons laisser de l’espace à l’action indisponible de l’Esprit saint et avoir confiance en lui au moins autant que dans nos propres efforts.

                La prière pour l’unité est la meilleure préparation pour la recevoir comme don de l’Esprit Saint. Parce que nous savons dans la foi, comme chrétiens, que l’unité « est d’abord un don de Dieu, pour lequel nous devons prier incessamment », nous devons aussi être conscients de notre responsabilité de « préparer les conditions, de cultiver le terrain du cœur, afin que cette extraordinaire grâce soit accomplie »[6]. La centralité de la prière montre clairement que l’œcuménisme est surtout une tâche spirituelle et que l’oecuménisme spirituel est le cœur de l’œcuménisme chrétien ou, comme le souligne le Concile Vatican II, « l’âme de tout le mouvement œcuménique »[7]. La crédibilité de l’oecuménisme se joue dans la vigueur spirituelle avec laquelle les chrétiens s’insèrent dans la prière sacerdotale de Jésus, qui est le cœur de l’unité des chrétiens : « Nous deviendrons un si nous nous laissons attirer dans cette prière. »[8]

b)   Dimension corporelle: l’unité visible

Le primat et la centralité de la dimension spirituelle de l’unité des chrétiens seraient mal compris si on en concluait que l’unité des chrétiens est une réalité seulement spirituelle et de ce fait invisible. Cela contredirait la deuxième intention de la prière sacerdotale de Jésus dans laquelle il prie pour l’unité de ses disciples d’une manière très spécifique : « Afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. » Pour que le monde puisse croire, il faut qu’il puisse voir l’unité. L’unité de l’Église qu’il faut retrouver ne peut pas être une unité invisible ; il faut que cette unité prenne une figure visible dans notre monde.

                Le Pape Benoît XVI a consacré des efforts importants à faire redécouvrir que l’unité de l’Église était une unité en corps, notamment dans son exégèse de la prière sacerdotale de Jésus et dans sa confrontation œcuménique avec Rudolf Bultmann sur ce point.[9] Pour cet exégète protestant, l’unité authentique des disciples, spécialement dans l’Évangile de Jean, est une unité « invisible », car « elle n’est en rien un phénomène mondain ». De ces deux affirmations, Benoît XVI approuve entièrement la seconde, mais il conteste fondamentalement la première. Pour obtenir une conception viable de l’unité de l’Église, il vaut la peine de réfléchir un peu à cette double réponse : L’unité des disciples et donc aussi l’unité de l’Église à venir, pour laquelle Jésus a prié, n’est pas « un phénomène mondain » et par principe ne peut pas l’être : c’est une évidence pour Benoît XVI, comme il l’affirme expressément: « L’unité ne vient pas du monde, on ne l’obtient pas par ses propres forces. Les forces mondaines conduisent aux divisions, on le voit bien. Dès que le monde influence l’Église et le christianisme, il produit des divisions. L’unité ne peut venir que du Père à travers le Fils.»[10] Mais autant Benoît XVI est d’accord avec l’exégète protestant sur le fait que l’unité des disciples ne peut pas provenir du monde, autant il en conteste la conclusion, à savoir que l’unité serait de ce fait « invisible ». Même si l’unité n’est en rien un phénomène mondain, l’Esprit Saint n’en agit pas moins dans le monde. L’unité des disciples doit donc être telle que le monde puisse la reconnaître et parvenir ainsi à la foi, comme le Pape Benoît XVI le souligne expressément: « Ce qui ne provient pas du monde peut et doit absolument être quelque chose qui soit efficace dans et pour le monde et qui soit aussi perceptible par lui. La prière de Jésus pour l’unité a précisément pour but que, par l’unité des disciples, la vérité de sa mission se rende visible aux hommes. » [11] Benoît XVI souligne même que « Jésus est légitimé » par l’unité visible des disciples dans le monde, une unité humainement inexplicable, qui ne vient pas du monde : « Il devient évident qu’il est vraiment le Fils ».[12]

                L’accent mis sur la visibilité de l’unité des disciples et de l’Église, et donc sur la dimension corporelle de l’unité de l’Église en corps, explique pourquoi Vatican II voit cette unité visible déjà donnée dans le sacrement du baptême. Le décret Unitatis Redintegratio sur l’œcuménisme voit dans le baptême le fondement intérieur et l’expression visible de l’appartenance de tous les baptisés à l’Église : « Ceux qui croient au Christ et qui ont reçu validement le baptême se trouvent dans une certaine communion, bien qu’imparfaite, avec l’Église catholique. »[13] Le baptême fonde ainsi le « lien sacramentel d’unité existant entre ceux qui ont été régénérés par lui ». Cependant, le baptême n’est « que le commencement et le point de départ », car il est entièrement ordonné « à l’acquisition de la plénitude de la vie dans le Christ » et est donc destiné « à la profession de foi intégrale, à la totale intégration dans l’économie du salut, telle que le Christ l’a voulue et enfin, à la totale insertion dans la communion eucharistique »[14]. Ainsi se dessine le cheminement œcuménique vers l’unité visible de l’Église, comme un chemin qui conduit de la communion fondamentale dans le baptême, et de sa reconnaissance mutuelle, à la pleine communion dans l’Eucharistie, la célébration du Corps du Christ, dans laquelle se manifeste le plus clairement la dimension corporelle de l’unité des chrétiens.

c)    Dimension trinitaire: l’unité dans la diversité

Comme l’unité de l’Église doit être visible et en corps, une autre question se pose : comment une telle unité doit-elle se présenter concrètement ? Une troisième indication de la prière sacerdotale de Jésus y répond quand il prie avec ces paroles : « Qu’ils soient un, comme nous sommes un, moi en toi et toi en moi ». Jésus lui-même voit le fondement le plus profond de l’unité des disciples dans l’unité d’amour entre le Père, le Fils et le Saint Esprit dans la vie de Dieu. Le Dieu trinitaire, qui est une communion vivante dans l’unité relationnelle originaire de l’amour, est l’archétype le plus transparent de l’unité des chrétiens. À la lumière du mystère de l’amour trinitaire, l’Église apparaît comme le lieu prédéterminé du salut par le Dieu trinitaire ou, ainsi que Vatican II l’a mis en évidence, comme « un peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint »[15]. L’unité des chrétiens est finalement fondée dans la communion trinitaire et l’Église est à l’image de la Trinité.

                En méditant davantage ce mystère de foi, on voit que deux dimensions, de même origine, existent au sein de la vie trinitaire. D’abord dans la vie trinitaire, il y a place pour l’Autre et donc pour la pluralité et la différence. Car le Père est différent du Fils, et le Fils lui aussi est différent du Saint Esprit. Au sein de la Trinité divine on trouve une merveilleuse différence entre les personnes. On trouve aussi en Dieu une merveilleuse unité de la vie divine. Bien que le Père soit différent du Fils et que le Fils, à son tour, soit différent du Saint-Esprit, les personnes divines participent à un trialogue céleste au même registre d’existence. Car le Père est Dieu, le Fils est Dieu et le Saint Esprit est Dieu. Le Dieu trinitaire est en lui-même une vivante communion dans l’originaire unité de leur relation de l’amour.

                À la lumière de ce mystère de Dieu, l’Église est appelée à vivre comme icône de la Trinité. Dès lors, si l’unité de l’Église doit représenter sur terre la communion du Dieu trinitaire, cette unité ne pourra être qu’une unité dans la diversité et une diversité dans l’unité. Une telle unité dans la diversité ne peut être qu’un don de l’Esprit saint. Seul le Saint-Esprit peut susciter la diversité et la différence en même temps que l’unité, alors que, nous autres humains, nous sommes toujours tentés soit de vouloir engendrer de la différence, tout en nous enfermant dans les particularismes et les exclusivismes et en créant des divisions, soit d’instaurer l’unité selon nos conceptions humaines, en unifiant par l’uniformisation. Seul le Saint-Esprit donne l’unité dans la diversité, ou comme le Pape François l’exprime avec Oscar Cullmann, théologien luthérien : « Unité dans la diversité réconciliée ».

                Pour trouver l’unité dans la diversité, nous chrétiens encore séparés, nous pouvons déjà être unis dans la mesure où nous retirons leur venin aux divisions, en faisant nôtre ce qui est fécond en elles et en accueillant ce qui est positif dans la différence ; tout cela à la lumière du mystère de l’amour trinitaire que le Pape Benoît XVI a décrit avec délicatesse: « L’amour véritable n’efface pas les différences légitimes, mais les harmonise en une unité supérieure, qui n’est pas imposée de l’extérieur, mais donne forme de l’intérieur, pour ainsi dire, à l’ensemble. »[16] Ainsi pouvons-nous entrevoir cette forme d’unité de l’Église qui est déjà possible aujourd’hui. Il ne s’agit pas tant d’échanger des idées et des théories, l’échange de dons est bien plus profond. C’est bien plus qu’un exercice théorique car, de ce fait, on apprend à connaître les différentes communautés chrétiennes dans la profondeur de leurs traditions, à les comprendre et à apprendre d’elles. Car aucune Église n’est si pauvre qu’elle ne puisse faire un apport irremplaçable à la communauté des chrétiens plus vaste. Aucune Église n’est si riche qu’elle n’ait pas besoin d’un enrichissement de la part des autres Églises, ceci dans la conviction que ce que l’Esprit saint a semé dans les autres communautés chrétiennes est « un don à recevoir et qui nous est aussi destiné »[17].

d)   Dimension missionnaire: une unité crédible

Au-delà de cette unité provisoire, le regard s’élargit et nous conduit à l’intention spéciale de la prière sacerdotale de Jésus pour l’unité de ses disciples : « Qu’ils soient parfaitement un pour que le monde sache que c’est Toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé». Dans cette phrase finale, on voit clairement que l’unité des disciples n’est pas une fin en soi mais qu’elle est au service de la crédibilité de la mission de Jésus Christ et de son Église dans le monde et qu’elle y constitue la condition indispensable d’un témoignage crédible.

                Cette finalité de la recherche œcuménique de l’unité avait déjà été illustrée au siècle dernier d’une manière spéciale par la première Conférence pour la mission mondiale à Édimbourg en 1910. Les participants à cette conférence avaient sous les yeux le scandale de la concurrence entre les missions des différentes Églises et Communautés ecclésiales : elle nuisait à une prédication crédible de l’Évangile surtout dans les cultures éloignées car, avec l’Évangile, elles importaient dans ces cultures les divisions européennes de l’Église. Une douloureuse prise de conscience se fit là : l’absence d’unité entre les chrétiens nuisait à la crédibilité du témoignage chrétien dans le monde.

                La division du christianisme a représenté l’obstacle le plus important à la mission mondiale. C’est toujours vrai aujourd’hui, comme le Pape François le rappelle avec clarté dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium: « Étant donné la gravité du contre témoignage de la division entre chrétiens, particulièrement en Asie et en Afrique, la recherche de chemins d’unité devient urgente. Les missionnaires sur ces continents répètent sans cesse les critiques, les plaintes et les moqueries qu’ils reçoivent à cause du scandale des chrétiens divisés. » De ce fait, pour le Pape François, « l’engagement pour l’unité qui facilite l’accueil de Jésus Christ ne peut être pure diplomatie, ni un accomplissement forcé, pour se transformer en un chemin incontournable d’évangélisation. »[18]

                Cette urgence œcuménique entraîne que, dans le monde d’aujourd’hui, on ne saurait témoigner avec sérieux de Jésus Christ qu’ensemble, de manière œcuménique, c’est-à-dire que si les Églises chrétiennes surmontent leurs divisions pour vivre dans l’unité d’une diversité réconciliée. L’œcuménisme et la mission sont indissociables. Si la mission consiste essentiellement à rendre témoignage de l’amour de Dieu qu’il nous a révélé en son fils et, à travers ce témoignage, à porter Dieu aux hommes et les hommes à Dieu, alors le cœur de la mission chrétienne doit être l’annonce de Dieu que nous devons réaliser aujourd’hui de façon œcuménique. Le Pape Benoît XVI y a vu à juste titre la tâche œcuménique la plus urgente d’aujourd’hui : « Notre premier service œcuménique en ce temps doit être de témoigner ensemble de la présence du Dieu vivant et par là de donner au monde la réponse dont il a besoin. »[19]

e)    Dimension du martyre: témoigner de l’unité au prix de sa vie

Les martyrs sont les témoins les plus crédibles de la foi car ils ont donné leur vie pour elle et ils nous rendent attentifs à la signification du martyre pour l’unité des chrétiens.[20] La question du martyre est d’une exceptionnelle urgence dans le monde d’aujourd’hui où l’on dénombre plus de persécutions des chrétiens que durant les premiers siècles.[21] Aujourd’hui 80% des êtres humains persécutés pour leur foi sont des chrétiens. Dans le monde actuel, la religion chrétienne est la plus persécutée de toutes. Toutes les Églises et Communautés ecclésiales ont leurs martyrs. Aujourd’hui les chrétiens ne sont pas persécutés parce qu’ils sont catholiques ou orthodoxes, protestants ou pentecôtistes, mais parce qu’ils sont chrétiens. Le martyre est aujourd’hui œcuménique et l’on doit parler d’un œcuménisme spécifique des martyrs[22], comme le saint Pape Jean-Paul II l’a déjà souligné en termes pressants, en 1994, dans sa Lettre Apostolique Tertio millennio adveniente : « Au terme du deuxième millénaire, l’Église est devenue à nouveau une Église de martyrs. Les persécutions à l’encontre des croyants — prêtres, religieux et laïcs — ont provoqué d’abondantes semailles de martyrs dans différentes parties du monde. Le témoignage rendu au Christ jusqu’au sang est devenu un patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, aux anglicans et aux protestants. »[23] Dans son encyclique Ut unum sint de 1995, plaidoyer passionné pour l’œcuménisme, le Pape Jean-Paul II a consacré toute une section à l’œcuménisme des martyrs, soulignant que nous chrétiens, nous avions déjà « un martyrologe commun d’un point de vue théocentrique », ce qui nous fait voir « en profondeur que Dieu entretient chez les baptisés la communion dans l’exigence suprême de la foi, manifestée par le sacrifice de la vie »[24].

                Dans l’œcuménisme des martyrs, Jean-Paul II avait déjà décelé une unité fondamentale entre les chrétiens et exprimé l’espoir, à partir de là, que les martyrs nous aident à trouver la pleine unité. Alors que sur cette terre les chrétiens et les Églises vivent encore dans une communion imparfaite entre eux, dans la gloire céleste, les martyrs vivent déjà en une pleine communion accomplie les uns avec les autres. Selon Jean-Paul II, « le témoignage courageux de nombreux martyrs de notre siècle, y compris ceux qui sont membres d’autres Églises et d’autres Communautés ecclésiales qui ne sont pas en pleine communion avec l’Église catholique, atteste de la manière la plus éloquente que tous les facteurs de division peuvent être dépassés et surmontés dans le don total de soi-même pour la cause de l’Évangile »[25]. Avec l’œcuménisme des martyrs ou, comme le Pape François a coutume de le dire, avec l’œcuménisme du sang, on retrouve la conviction de l’Église ancienne, rapportée par Tertullien, selon laquelle le sang de martyrs est la semence de nouveaux chrétiens. Aujourd’hui aussi, nous pouvons donc espérer que le sang de tant de martyrs en notre temps sera la semence de la pleine unité du Corps du Christ.

                Dans l’œcuménicité des martyrs, nous trouvons le cœur de toute recherche œcuménique de l’unité de l’Église, comme le Pape François a su l’exprimer en une phrase mémorable : « Si l’ennemi nous unit dans la mort, qui sommes-nous pour nous diviser dans la vie? »[26] N’est-il pas honteux, en fait, que les persécuteurs des chrétiens aient une vision plus juste de l’œcuménisme que celle que, nous chrétiens, nous en avons, car ils démontrent que les chrétiens sont profondément unis? Parce que tant de chrétiens souffrent ensemble dans le monde actuel, l’œcuménisme du sang est même, pour le Pape François, « le signe le plus évident » de l’œcuménisme aujourd’hui[27].

f)    Dimension eschatologique: l’unité dans le Christ qui revient

La sensibilité actuelle envers les martyrs chrétiens et la recherche œcuménique de l’unité de l’Église sont liées de façon indissoluble : « Les martyrs appartiennent à toutes les Églises et leurs souffrances sont un "œcuménisme de sang", qui transcende les divisions historiques entre les chrétiens, nous appelant tous à promouvoir l’unité visible des disciples du Christ. »[28] Ce n’est pas seulement la responsabilité kairologique que les chrétiens doivent assumer de manière œcuménique. L’œcuménisme des martyrs renvoie aussi et surtout à la dimension eschatologique de l’unité de l’Église avec laquelle on conçoit la recherche de l’unité à la lumière de l’accomplissement.

                Nous rencontrons cette vision eschatologique de l’unité de l’Église exprimée de manière très provocante par le poète et philosophe des religions russe Vladimir Sergueïevitch Soloviev dans son « Court récit sur l’Antéchrist », qui contient un double message: d’une part, au moment de la décision finale devant Dieu, on verra que dans toutes les communautés, chez Pierre, Paul et Jean, se trouvent des partisans de l’Antéchrist faisant cause commune avec lui, mais aussi de vrais chrétiens qui restent fidèles au Seigneur jusqu’à son retour. D’autre part, face au Christ qui revient, ceux qui, autour de Pierre, Paul et Jean, sont séparés vont se reconnaître comme frères. Avec ce récit, Soloviev n’a sûrement pas voulu reporter l’unité des disciples jusqu’au dernier jour ou la renvoyer à l’eschatologie. La séparation finale entre les partisans de l’Antéchrist et les fidèles disciples du Christ se fera certainement au jour de la moisson eschatologique. Mais comme la foi chrétienne envisage la vie éternelle comme la vraie vie, la vision de Soloviev nous met au défi, nous chrétiens, de nous rencontrer dès maintenant dans la lumière eschatologique dans laquelle Pierre, Paul et Jean sont inséparablement unis.

                La recherche de l’unité de l’Église demande de vivre dès maintenant à la lumière eschatologique, plus précisément à la lumière du Christ qui revient, bien conscient que la meilleure manière de rechercher l’unité est de vivre selon l’Évangile. Lorsqu’on prend au sérieux la dimension eschatologique de l’unité de l’Église, on ne ressent aucune contradiction entre la recherche passionnée de l’unité et la conscience paisible du fait que nous ne pouvons pas la faire par nos propres efforts, comme on le croit souvent aujourd’hui, car on les comprend comme deux faces d’une même réalité. Quand nous voyons l’unité de l’Église à la lumière de l’accomplissement, nous voyons qu’il nous faut reconnaître le caractère provisoire de nos efforts et ne pas tomber dans la tentation de faire par nous-mêmes ce que seul le Christ qui revient peut faire, et que sur ce chemin nous nous rapprochons les uns des autres. À cette lumière eschatologique, la recherche de l’unité de l’Église signifie purement et simplement qu’en nous mettant ensemble en marche vers le Christ qui revient, nous nous mettons aussi en marche vers l’unité entre nous ; et tout en étant séparés, nous sommes déjà unis dans notre foi commune au Christ : « Plus nous nous rapprochons du Christ en nous convertissant à son amour, plus nous nous rapprochons également les uns des autres. »[29]

 

3.   Obstacles sur le chemin vers l’unité de l’Église

La dimension eschatologique de l’unité de l’Église jette une nouvelle lumière sur la situation œcuménique actuelle et nous place face aux questions pressantes sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pas encore atteint l’unité de l’Église et sur ce qui est nécessaire pour avancer sur ce chemin. Il faut tout d’abord attirer l’attention sur le fait que la recherche œcuménique de l’unité de l’Église se heurte aux forts vents contraires de l’esprit du temps, largement pluraliste et relativiste. Contrairement à la tradition chrétienne, qui a considéré l’unité comme le sens et le fondement de toute la réalité, c’est aujourd’hui à l’inverse le pluralisme qui est devenu le concept de base décisif dans la perception de ce qu’on appelle l’expérience postmoderne de la réalité. D’après l’article fameux de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, la postmodernité valorise le pluralisme et se méfie du singulier. Une mentalité postmoderne est convaincue qu’on ne peut ni ne doit dépasser la pluralité de la réalité, sous peine d’être soupçonné d’avoir une pensée totalitaire, car si le tout de la réalité nous est donné, s’il nous est donné, ce ne peut être uniquement que de façon plurielle.[30] Ce rejet de principe de la pensée unitaire est une caractéristique de la postmodernité : « elle ne se contente pas de tolérer et d’accepter la pluralité, elle opte fondamentalement pour le pluralisme »[31]. Dans cette mentalité postmoderne, toute recherche de l’unité apparaît comme désuète et pré-moderne.

                De plus, cette mentalité postmoderne influence désormais également la pensée œcuménique actuelle, où le pluralisme ecclésiologique est devenu largement plausible et en arrive à valoriser comme positive la pluralité et la diversité des Églises, au point que toute recherche de l’unité de l’Église devient suspecte. Il semble que l’on se soit non seulement satisfait de ce pluralisme des Églises et des Communautés ecclésiales, hérité de l’histoire, mais même qu’on s’en réjouisse positivement, si bien que la recherche œcuménique de l’unité visible de l’Église est jugée irréaliste et non souhaitable.

                Le contexte a évolué et c’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, il n’y a toujours pas de consensus entre les différentes Églises et Communautés ecclésiales sur ce qui appartient à l’unité de l’Église et en quoi consiste le but du mouvement œcuménique. Certes, les dialogues œcuméniques ont obtenu des consensus, encourageants et de grande portée, sur de nombreuses questions particulières, disputées jusqu’alors, qu’il s’agisse de la compréhension de la foi ou de la structure théologique de l’Église. Malgré cela, la plupart des différences qui demeurent restent liées à des compréhensions divergentes de l’unité de l’Église. Ce double constat constitue le paradoxe de la situation œcuménique actuelle, que l’Évêque Paul-Werner Scheele a formulé avec précision : « On est uni sur la nécessité de l’unité et désuni sur son contenu »[32]

                Cette difficulté est fondamentalement liée au fait que chaque Église et chaque Communauté ecclésiale a et réalise son idée spécifique sur ce qu’est l’Église et son unitéet s’efforce donc de projeter cette idée confessionnelle également au niveau du but de l’œcuménisme. Il y a donc au fond autant de conceptions du but œcuménique qu’il y a d’ecclésiologies confessionnelles.[33] L’Église catholique, ainsi que l’Église orthodoxe, restent attachées à l’objectif initial commun de l’unité visible dans la foi, les sacrements et les ministères ecclésiaux. Par contre, un certain nombre d’Églises et de Communautés ecclésiales issues de la Réforme ont en grande partie abandonné cette conception de l’unité et l’ont remplacée par le postulat de la reconnaissance mutuelle des différentes réalités ecclésiales en tant qu’Églises et donc en tant que parties de l’unique Église de Jésus Christ. Elles ne postulent certes pas un principe d’unité non visible de l’Église; cependant l’unité visible ne subsiste plus que dans l’addition de toutes ces réalités ecclésiales.

                Le manque d’accord sur ce qu’est l’unité de l’Église, qui est lebut du mouvement œcuménique, est donc dû de manière non négligeable à un manque d’accord œcuménique sur la nature de l’Église et de son unité. La conséquence logique est qu’une clarification œcuménique de la compréhension de l’Église et de l’unité doit être le thème central des dialogues œcuméniques d’aujourd’hui et de demain. Cela vaut d’autant plus dans le dialogue avec les Églises et Communautés ecclésiales issues de la Réforme, dans lesquelles est née une nouvelle forme d’être Église, en quelque sorte un nouveau type d’Église. Cette clarification pourrait préparer une future Déclaration commune sur l’Église, l’eucharistie et le ministère – analogue à la «Déclaration commune sur la Doctrine de la justification », signée à Augsbourg en 1999 – qui ouvrirait certainement une étape décisive vers une communion visible des Églises[34]. Une telle clarification s’impose également dans la perspective de la commémoration de la Réforme qui a lieu cette année, car les réformateurs ne voulaient aucunement diviser l’Église, mais ils souhaitaient la renouveler en repartant de l’Évangile. On peut donc voir dans les efforts œcuméniques pour rétablir l’unité de l’Église la reprise du souhait des réformateurs et en quelque sorte la réussite – quoique tardive – de leur œuvre.

                Clarifier la compréhension de l’Église et de l’unité est un impératif urgent du moment œcuménique actuel, pour pouvoir parvenir à un consensus plus vaste sur ce qui fait l’unité de l’Église. En effet, si les différents partenaires du dialogue œcuménique ne poursuivent pas un objectif commun, mais conçoivent de manières très différentes ce qu’ils entendent par unité de l’Église, le danger est grand qu’ils prennent des directions différentes pour découvrir ensuite qu’ils sont peut-être encore plus éloignés les uns des autres qu’auparavant. Dès 1980, la Commission mixte catholique-luthérienne avait mentionné cette difficulté en termes clairvoyants dans son texte de consensus « Voies vers la communion » : « Nous avons besoin d’une "vision commune ", car nous continuerons de vivre en nous éloignant les uns des autres si nous ne poursuivons pas un but commun. Et si nous concevons ce but de façon opposée, la logique nous entraînera nécessairement dans des directions opposées. »[35]

 

4.   Perspectives in via: un chemin commun vers l’unité

Ce danger n’a nullement reculé au cours des dernières décennies. Il est donc opportun de rechercher dans la situation œcuménique actuelle des voies permettant de parvenir à un plus grand consensus sur l’unité de l’Église. Pour cela, l’étude de la Commission Foi et Constitution du Conseil œcuménique des Églises intitulée « L’Église - Vers une vision commune » propose une démarche utile. Elle s’efforce de présenter « une vision globale, multilatérale et œcuménique de l’essence, du propos et de la mission de l’Église » et peut être considéré comme une précieuse déclaration ecclésiologique œcuménique in via.[36] Cependant, même cette étude, malgré ses qualités, ne parvient pas à faire avancer l’entente théologique concernant la majeure partie des thèmes ecclésiologiques controversés au-delà de la formulation des questions qui restent ouvertes.

                Nous devons approfondir encore notre réflexion et prendre au sérieux l’image du chemin commun vers l’unité. La dimension in via de la quête œcuménique d’unité de l’Église peut se décrire au mieux par les événements vécus par les disciples sur le chemin d’Emmaüs. En nous penchant sur cette péricope pascale de l’Évangile de Luc (24,15-35), nous nous interrogerons ensuite sur ce que cette image peut nous dire au sujet des pas encore à faire sur le chemin de l’unité de l’Église.

                Tout d’abord, il faut prendre au sérieux l’image du chemin. Dans la situation œcuménique actuelle, il est important que chrétiennes et chrétiens, vivant dans diverses Communautés ecclésiales, soient en marche sur le chemin de l’unité et fassent ensemble tout ce qu’ils peuvent faire. Cette perspective tient fortement au cœur du Pape François qui a exprimé ses convictions œcuméniques en des termes concis : « L’unité ne viendra pas comme un miracle à la fin : l’unité vient dans le cheminement, c’est l’Esprit Saint qui la fait dans le cheminement. »[37] Pour le Pape François, il est très important que l’unité croisse en marchant et être ensemble en chemin signifie déjà pratiquer l’unité. Il convient d’approfondir cette perspective aujourd’hui et surtout de la vivre concrètement. Être ensemble sur le même chemin vers l’unité de l’Église, telle est la première indication que nous offre la profonde histoire du chapitre pascal de Luc.

                Le chemin des disciples d’Emmaüs n’est certes pas un voyage à l’aveuglette. Ils sont remplis de tristesse à cause de ce qui s’est passé à Jérusalem et partagent leur trouble entre eux et avec leur compagnon inconnu. Nous en recevons une deuxième indication : l’œcuménisme authentique vit du partage de la vie des autres, de leurs joies et de leurs peines, comme Paul l’a exprimé avec une belle image: « Quand un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; quand un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. Or, vous êtes le Corps du Christ, et chacun de vous pour sa part est un de ses membres. » (1 Co 12, 26-27). Telle est la règle de vie de la communauté œcuménique qui engage à la solidarité entre les chrétiens et les Églises chrétiennes, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et approfondit l’unité.

                En échangeant sur leur expérience de la souffrance, les disciples sont à la recherche d’une parole libératrice sur le chemin d’Emmaüs et la reçoivent de leur compagnon de route inconnu qui leur explique l’Écriture sainte. Il ressort de ce texte une troisième indication : les chrétiens se rapprochent les uns des autres quand ils écoutent ensemble la Parole de Dieu et qu’ils échangent à son sujet. Tel est l’appel spécial de la commémoration de la Réforme en 2017. En effet, la Réforme et le schisme qui s’en est suivi au XVIe siècle ont été liés à une interprétation controversée de la Bible et ils ont en quelque sorte atteint l’Écriture sainte elle-même. C’est pourquoi on ne pourra surmonter la séparation et rétablir l’unité que par la lecture commune de l’Écriture sainte. Plus nous approfondirons le mystère de Jésus Christ et de sa Parole, et plus nous nous retrouverons ensemble.

                Les yeux des disciples d’Emmaüs ne se sont cependant ouverts que lorsque le Seigneur a rompu le pain avec eux et fait revivre dans leur cœur un profond désir d’unité. La quatrième indication nous apprend que le cheminement commun des disciplines débouche sur la fraction du pain, ce qui indique aussi que la recherche commune de l’unité de l’Église doit avoir pour but la communion eucharistique.

                Après leur rencontre personnelle avec le Seigneur ressuscité, les disciples se remettent en marche : « Ils se levèrent à l’heure même. » Nous trouvons là une cinquième indication littérale : les chrétiens, qui trouvent leur unité dans la rencontre du Christ, ne restent pas confortablement assis, mais ils se lèvent et, comme les disciples, ils annoncent ce dont ils ont fait l’expérience, sachant bien que la crédibilité de leur témoignage dépend du fait qu’ils ne le brandissent pas les uns contre les autres ni indépendamment les uns des autres mais ensemble. La communauté œcuménique engagée sur un chemin commun est toujours une communauté de témoignage et de service.

                À la lumière de ces cinq indications, la question se pose exhaustivement de la façon dont il faut comprendre l’unité de l’Église. Nous en trouvons une définition utile dans la description de la communauté primitive à Jérusalem selon les Actes des Apôtres qui disent des premiers chrétiens : « Ils se montraient assidus à l’enseignement des Apôtres, aux réunions communes, à la fraction du pain et aux prières. » (Ac 2, 42). Trois éléments surtout apparaissent constitutifs pour l’unité de l’Église : l’unité dans la foi, la célébration liturgique et la communion fraternelle. Sur ce fondement biblique, l’unité de l’Église est comprise comme une unité dans la foi, dans les sacrements et dans la vie de communauté avec des témoins qui ont été appelés et donc aussi dans les ministères de l’Église. Du point de vue catholique, cette unité se réfère aussi au ministère confié au successeur de Pierre, qui est fondamentalement un ministère de l’unité et qui, comme l’a souligné surtout le Pape Jean-Paul II, trouve dans le domaine de l’oecuménisme « son explication toute particulière »[38].

                Cette conception de l’unité de l’Église qui sert d’orientation à l’Église catholique est heureusement aussi reçue en grande partie par le mouvement œcuménique. Dans le troisième article de sa Constitution, le Conseil œcuménique des Églises exprime comme sa tâche première « de s’appeler mutuellement à tendre vers l’unité visible en une seule foi et en une seule communauté eucharistique, exprimée dans le culte et dans la vie commune en Christ, à travers le témoignage et le service au monde, et de progresser vers cette unité afin que le monde croie. »[39].

                Lorsque l’on donne, comme but à l’unité des chrétiens, la communion dans la foi, dans la liturgie, dans le témoignage et le service, on voit que ce but est décrit au mieux comme « la communion la plus complète possible avec des communions les plus complètes possibles ». Cette description implique un jugement clair, à savoir que la communion existant actuellement au plan œcuménique est à comprendre comme une « communion encore incomplète entre des communions incomplètes à des degrés divers et de différentes manières », si bien que chacune de ces communautés a l’obligation de rechercher la pleine communion et de la mettre en œuvre pour arriver à la pleine communion de toutes les communions.[40]

                Le cœur de la responsabilité œcuménique se trouve donc dans le souci passionné du rétablissement de cette communion que Paul décrit dans sa salutation aux Philippiens: « Ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment » (Ph 2, 5). Parce que cette communion tient tellement à cœur à Jésus, nous avons toute raison de continuer notre cheminement œcuménique en toute sérénité passionnée et en toute passion sereine. Alors nous verrons « la Gloire » que Dieu a donnée au Christ, dont la connaissance est l’aboutissement de toute sa prière sacerdotale : « Afin qu’ils voient ma gloire, la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès la création du monde » (Jn 17, 24). Rendre possible la vision de cette gloire et en rendre témoignage dans le monde, telle est la mission du mouvement œcuménique et de sa quête engagée de l’unité de l’Église.

 

 

 

[1].  W. Pannenberg, Das Glaubensbekenntnis. Ausgelegt und verantwortet vor den Fragen der Gegenwart, Hamburg 1972, 153.

[2].  Unitatis redintegratio, n° 1.

[3].  Vgl. K. Kardinal Koch, Christliche Ökumene im Licht des Betens Jesu. „Jesus von Nazareth“ und die ökumenische Sendung, in: J.-H. Tück (Hg.), Passion aus Liebe. Das Jesus-Buch des Papstes in der Diskussion, Mainz 2011, 19-36.

[4].  François, Discours aux participants au colloque œcuménique de religieux et religieuses organisé par la Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie apostolique, le 24 janvier 2015.

[5].  Benoît XVI, Homélie lors de la célébration des vêpres en conclusion de la Semaine de prière pour l’Unité des Chrétiens, le 25 janvier 2008.

[6].  François, Discours à la délégation du Patriarcat œcuménique de Constantinople, le 28 juin 2013.

[7].  Unitatis redintegratio, n° 8.

[8].  Benoît XVI, Homélie lors de la célébration œcuménique dans l’église de l’ex-couvent augustinien de Erfurt, le 23 septembre 2011.

[9].  J. Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth - De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection Paris 2011, spécialement pp. 109-119.

[10].  Ibid. 118.

[11].  Ibid. 118-119.

[12].  Ibid. 119.

[13].  Unitatis redintegratio, n° 3.

[14].  Unitatis redintegratio, n° 22.

[15].  Lumen gentium, n° 4.

[16].  Benoît XVI, Homélie lors de la célébration des vêpres en conclusion de la Semaine de prière pour l’Unité des Chrétiens, le 25 janvier 2006.

[17].  François, Evangelii gaudium, n° 246.

[18].  François, Evangelii gaudium, n° 246.

[19].  Benoît XVI, Homélie lors de la célébration œcuménique dans l’église de l’ex-couvent augustinien de Erfurt, le 23 septembre 2011.

[20].  Vgl. P.-W. Scheele, Zum Zeugnis berufen. Theologie des Martyriums, Würzburg 2008; E. Schockenhoff, Entschiedenheit und Widerstand. Das Lebenszeugnis der Märtyrer, Freiburg i. Nr. 2015.

[21].  Vgl. H. Moll, Martyrium und Wahrheit. Zeugen Christi im 20. Jahrhundert, Weilheim-Bierbronnen 2009; A. Riccardi, Salz der Erde, Licht der Welt. Glaubenszeugnis und Christenverfolgung im 20. Jahrhundert, Freiburg i. Br. 2002.

[22].  Vgl. Kardinal W. Kasper, Ökumene der Märtyrer. Theologie und Spiritualität des Martyriums, Norderstedt 2014; R. Prokschi / J. Marte (Hg.), Europa, vergiss Deine Märtyrer nicht! Aus jüdischer und christlicher Sicht, Klagenfurt 2006; K. Cardinal Koch,  Christenverfolgung und Ökumene der Märtyrer. Eine biblische Besinnung, Norderstedt 2016.

[23].  Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, n° 37.

[24].  Jean-Paul II, Ut unum sint, n° 84.

[25].  Jean-Paul II, Ut unum sint, n° 1

[26].  François, Discours aux membres du Renouveau charismatique le 3 juillet 2015.

[27].  François, Message à l’occasion du Global Christian Forum du 1er novembre 2015.

[28].  Déclaration commune de Sa Sainteté François et de Sa Sainteté Karekin II à Saint Etchmiadzin, République d’Arménie, le 26 juin 2016.

[29].  Benoît XVI, Audience générale du 17 janvier 2007.

[30].  Vgl. W. Welsch, Unsere postmoderne Moderne, Weinheim 1987.

[31].  Vgl. W. Kasper,  Die Kirche angesichts der Herausforderungen der Postmoderne, in: ders., Theologie und Kirche. Band 2, Mainz 1999, 249-264, bes. 252-255: Absage an das Einheitspostulat: Der pluralistische Grundzug der Postmoderne, zit. 253.

[32].  P.-W. Scheele, Ökumene – wohin? Unterschiedliche Konzepte kirchlicher Einheit im Vergleich, in: St. Ley – I. Proft – M. Schulze (Hg.), Welt vor Gott. Für George Augustin, Freiburg i. Br. 2016,165-179. zit. 165.

[33].  Vgl. G. Hintzen / W. Thönissen, Kirchengemeinschaft möglich. Einheitsverständnis und Einheitskonzepte in der Diskussion, Paderborn 2001; F. W. Graf / D. Korsch (Hg.), Jenseits der Einheit. Protestantische Ansichten der Ökumene, Hannover 2001.

[34].  Vgl. K. Koch, Auf dem Weg zur Kirchengemeinschaft. Welche Chance hat eine gemeinsame Erklärung zu Kirche, Eucharistie und Amt? in: Cath 69 (2015) 77-94.

[35].  Voies vers la communion n.2, dans Commission internationale catholique-luthérienne, Face à l’unité. L’ensemble des textes adoptés (1972-1985), introduits et présentés par Harding Meyer et Hervé Legrand, Paris, 1986, p.141..

[36].  Die Kirche auf dem Weg zu einer gemeinsamen Vision. Eine Studie der Kommission für Glauben und Kirchenverfassung des Ökumenischen Rates der Kirchen (ÖRK), Gütersloh – Paderborn 2015.

[37].  François, Homélie lors de la célébration des vêpres en la solennité de la conversion de Saint Paul apôtre, le 25 janvier 2014.

[38].  Johannes Paul II., Die Schwelle der Hoffnung überschreiten, Hamburg 1994, 181.

[39].  Verfassung und Satzungen des Ökumenischen Rates der Kirchen, in: H. Krüger und W. Müller-Römheld (Hg.), Bericht aus Nairobi 1975. Ergebnisse – Erlebnisse – Ereignisse. Offizieller Bericht der Fünften Vollversammlung des Ökumenischen Rates der Kirchen, Frankfurt a. M. 1976 327-377, zit. 327.

[40].  P.-W. Scheele, Ökumene wohin? Unterschiedliche Konzepte kirchlicher Einheit im Vergleich, in: Ley – I. Proft – Schulze (Hg.), Welt vor Gott. Für George Augustin, Freiburg i. Br. 2016, 165-179, zit. 174.