ASSEMBLÉ PLÉNIÈRE 2012
PROLUSIO DU CARDINAL PRÉSIDENT
LA SIGNIFICATION DE L’ŒCUMENISME POUR LA NOUVELLE EVANGELISATION[1]
Cardinal Kurt Koch
« Le défi de la nouvelle évangélisation interpelle l’Église universelle et nous demande également de poursuivre avec application la recherche de la pleine unité entre les chrétiens ».[2] Par ces paroles, le Pape Benoît XVI a annoncé, durant les premières Vêpres de la solennité des Saints Apôtres Pierre et Paul en 2010, la création du Conseil Pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation. L’Église universelle a été interpellée de manière particulièrement impressionnante avec la 13e assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur « la nouvelle évangélisation pour la propagation de la foi chrétienne ». La seconde exigence, à savoir que la nouvelle évangélisation doit avoir une dimension œcuménique, a été rappelée lors du synode des évêques surtout par l’heureuse présence de nombreux Délégués fraternels et par leurs contributions, et constitue le thème principal de l'Assemblé plénière du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens. C’est notre devoir que de nous interroger principalement sur le lien entre mission pour la nouvelle évangélisation et recherche de l’unité de tous les hommes qui croient au Christ et qui sont baptisés en son nom.
1. Nouvelle évangélisation et unité des chrétiens
La correspondance entre la nouvelle évangélisation et la recherche de l’unité des chrétiens est au fond aussi ancienne que le christianisme lui-même et remonte au Cénacle où Jésus, avant sa Passion et sa mort, a prié pour l’unité de ses disciples, « afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17, 21). Avec cette conclusion de la prière du Seigneur dans son testament, l’évangéliste Jean affirme que l’unité des disciples de Jésus n’est pas un but en soi, mais est au contraire au service d’une annonce crédible de l’Évangile de Jésus Christ dans le monde d’aujourd’hui et représente la condition indispensable pour la crédibilité du message chrétien. La finalité de la prière pour l’unité réside, comme l’a fait ressortir le Pape Benoît XVI dans son explication de la prière sacerdotale de Jésus, en cela que par l’unité des disciples la « vérité de sa mission » apparaît clairement aux hommes et que Jésus « lui-même [est] légitimé » : « il devient clair qu’il est vraiment le 'Fils' ».[3]
a) L’unité œcuménique au service d’une évangélisation crédible
Face à la profonde gravité du Testament de Jésus, il n’est pas étonnant que son intention et donc l’indissoluble correspondance entre évangélisation et recherche œcuménique pour l’unité des chrétiens ait été très présente à l’esprit du Concile Vatican II. Déjà dans le premier paragraphe de son Décret sur l’œcuménisme, il est question du fondement de tout œcuménisme, à savoir que le Christ À voulu et fondé « une seule et unique Église ». À cette conviction s’oppose le fait empirique que plusieurs Communautés chrétiennes revendiquent devant les hommes de présenter et de défendre le « véritable héritage du Christ ». Parce que de là peut venir la fausse impression que le « Christ lui même serait partagé », le Décret sur l’œcuménisme défend la conviction que la présente division s’oppose ouvertement à la volonté du Christ, qu’elle est « un objet de scandale » pour le monde et qu’« elle fait obstacle à la plus sainte des causes : la prédication de l’Évangile à toute créature ».[4] Ainsi, en des termes clairs, est exprimée la très profonde anomalie de la situation de division de la chrétienté. Que des chrétiens et des chrétiennes qui croient en Jésus Christ comme Sauveur du monde et sont baptisés dans son corps unique continuent de vivre plus longtemps en des Églises et des Communautés ecclésiales séparées, constitue un fait extrêmement déplorable que la chrétienté présente encore au monde d’aujourd’hui et qui mérite d’être dénoncé comme un scandale. En effet, les séparations de l’Église sont en tous les cas à identifier comme une rupture de ce qui, par nature, est indivisible, à savoir l’unité du corps du Christ, et elles font obstacle à la crédibilité de l’annonce de l’Évangile. C’est pour cela que le Décret sur l’œcuménisme commence précisément par l’affirmation que « l’un des buts principaux du saint Concile Vatican II » est de « promouvoir la restauration de l’unité entre tous les chrétiens ». Si l’on prend à cœur cette claire perception du Concile, il devrait apparaître évident que la nouvelle évangélisation également ne peut réussir que si le but originel du mouvement œcuménique est revitalisé : retrouver l’unité visible des chrétiens. Le témoignage chrétien doit avoir aussi et clairement dans le monde d’aujourd’hui une clef musicale œcuménique, afin que la mélodie puisse résonner non pas comme une cacophonie, mais comme une symphonie.
La relation étroite entre évangélisation et engagement œcuménique fut reconnue dès le début du mouvement œcuménique au XXe siècle qui vit le jour de manière décisive en Écosse, en 1910, lors de la première Conférence missionnaire mondiale à Edimbourg qui se déroula avec pour toile de fond un « mouvement de prière œcuménique » déjà très intense.[5] Les missionnaires rassemblés à Edimbourg avaient sous les yeux le scandale de la concurrence que les différentes Églises chrétiennes et Communautés ecclésiales se faisaient dans le travail missionnaire. Ainsi, elles avaient nui à l’annonce crédible de l’Évangile de Jésus Christ surtout dans les continents lointains car en même temps que l’Évangile chrétien, elles avaient également porté dans d’autres cultures les divisions de l’Église en Europe. Mais puisqu’un témoignage sincère de l’œuvre salvifique de Jésus Christ dans le monde n’est possible que lorsque les Églises arrivent à dépasser leurs divisions dans la doctrine de la foi et dans la vie ecclésiale, à Edimbourg l’évêque missionnaire anglican Charles Brent invita à réaliser des efforts intenses en vue du dépassement de ces différences dans l’enseignement et dans l’organisation de l’Église qui sont un obstacle sur le chemin de leur unité.
Avec cette perspective qu’il faut qualifier de prophétique, à savoir que les divisions de la chrétienté constituent le plus grand obstacle à la mission dans le monde, la première Conférence missionnaire mondiale n’a pas été seulement le point de départ du mouvement œcuménique moderne, mais encore la charge missionnaire de l’Église est devenue toujours davantage un thème important à l’ordre du jour œcuménique. Depuis Édimbourg, l’exigence œcuménique et l’engagement missionnaire sont perçus comme indissociables, et œcuménisme et évangélisation sont comme des jumeaux qui mutuellement s’appellent et s’enrichissent, et cela dans une logique interne mutuelle. Puisque la mission chrétienne signifie le rassemblement de l’humanité dans l’unique amour de Dieu révélé en Jésus Christ, amour qui embrasse tout, elle est aussi par elle-même un « signe pour l’unité » : « Comme les péchés dispersent les hommes, ainsi l’unique foi les rassemble en un homme nouveau ».[6] En ce sens, un beau signe œcuménique a été donné par le pape Benoît XVI qui, en l’année anniversaire du centenaire de la Conférence missionnaire mondiale, À créé le Conseil Pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation et cela dans la conviction que toutes les Églises qui vivent sur des territoires de tradition chrétienne ont un besoin pressant d’un élan missionnaire renouvelé, comme « expression d’une nouvelle ouverture généreuse au don de la grâce. »[7]
b) La sécularisation, conséquence des fautes de la chrétienté
La considération de l’indissoluble relation entre évangélisation et responsabilité œcuménique s’impose également dans un regard rétrospectif sur l’histoire, surtout par rapport à la division de l’Église à l’époque de la Réforme. À son sujet, l’historien de l’Église catholique et œcuméniste Joseph Lortz, devenu célèbre pour ses recherches sur la Réforme surtout en Allemagne,[8] déclarait dès 1950 : « La crédibilité de l’annonce chrétienne À sévèrement pâti de la division de la chrétienté ».[9] Ainsi, Lortz était parfaitement clair sur ce point : la Réforme n’était « pas seulement une division », mais « bien plus », et cependant elle était « essentiellement aussi une division ».[10] Lortz était également conscient que la division de l’Église présentait le contraire de ce qu’elle proposait à l’origine : « La Réforme chercha à obtenir une réforme de la tête et des membres de l’unique Église de tous les chrétiens. Cela ne se produisit pas ; il survint une fracture qui divisa l’Église et la chrétienté. L’incontestable tâche centrale de l’Église ne fut pas honorée ».[11] Et Lortz d’ajouter ce vœu : « Cela doit pénétrer toujours plus profondément dans la conscience des chrétiens évangéliques ».[12] Nous devons par conséquent nous réjouir que cette conviction soit aujourd’hui partagée et gardée vivante, surtout par l’œcuméniste évangélique Wolfhart Pannenberg : « La Réforme doit, face à son échec du XVIe siècle et face à un laisser-aller négligent pendant plusieurs siècles à la suite de son échec, encore et toujours être accomplie. Mais l’accomplissement de la Réforme réclame le rétablissement de l’unité chrétienne ».[13]
Avec la reconnaissance fondamentale qu’il s’agissait à l’origine pour la Réforme d’un renouvellement global de toute l’Église et non pas de la fondation de nouvelles Églises, que rien ne lui était plus étranger que la « séparation d’Églises particulières évangéliques de l’unique Église catholique », et que par conséquent la naissance d’églises évangéliques et réformées particulières n’exprimaient « non pas le succès mais au contraire l’échec de la Réforme »,[14] Wolfhart Pannenberg a également encore et encore montré que la sécularisation de l’époque moderne, plus précisément le processus de dépouillement de la foi chrétienne de sa mission pour la paix dans la société dans le sens de la fondation, de l’entretien et du renouvellement de l’organisation de la vie en société, doit être compris comme une conséquence, certes non voulue et non intentionnelle mais tragique de la division de l’Église d’Occident au XVIe siècle. Car l’émancipation du monde culturel de l’époque moderne en premier lieu des divergences des Églises qui s’affrontent entre elles et, finalement, du christianisme en général, doit être jugée comme le résultat de la division de l’Église et des guerres de religions sanglantes qui ont suivi aux XVIe et XVIIe siècles, en particulier la guerre de Trente ans. Étant donné que, comme tragique effet de ces guerres, le christianisme, du point de vue de sa forme historique, était encore identifiable dans les diverses confessions qui s’étaient battues jusqu’au sang, cette constellation historique devait avoir pour conséquence inévitable le prix élevé que la paix religieuse allait coûter au christianisme, en éliminant du jeu les différences confessionnelles et, par répercussion, le christianisme lui-même, afin de pouvoir donner une nouvelle base à la paix sociale, comme Wolfhart Pannenberg l’a diagnostiqué avec raison : « Là où la sécularisation de l’époque moderne a pris la forme d’un éloignement du christianisme, il n’a pas fondu sur les Églises comme un destin extérieur, mais comme une conséquence de leurs propres péchés contre l’unité, comme conséquence de la division de l’Église du XVIe siècle et des guerres de religion des XVIeet XVIIe siècles, qui ne laissèrent pas d’autre choix aux hommes sur les territoires mixtes du point-de-vue confessionnel que de reconstruire à neuf leur vivre ensemble sur une base commune vierge des oppositions confessionnelles ».[15]
Comme chrétiens en Europe, nous n’avons pas le droit d’effacer de notre mémoire historique le fait que l’actuelle compréhension de la foi chrétienne soit devenue une affaire purement privée de l’individu et que d’une manière tragique le christianisme lui-même se soit rendu coupable de son éviction de la sphère publique sociale, qu’il s’agit donc, comme l’affirme avec insistance le théologien catholique Johann B. Metz, d’une « privatisation pour ainsi dire 'faite maison' du christianisme ».[16] Ce jugement implique à l’inverse que le rétablissement de la mission publique du christianisme suppose le dépassement des divisions héritées dans une unité des chrétiens recouvrée et que la Réforme du XVIe siècle est pour le moins restée inachevée et doit LE demeurer encore, jusqu’à ce que se produise à nouveau l’unité d’une Église catholique renouvelée dans l’esprit de l’Évangile de Jésus Christ. Dans la mesure où il est question, dans le mouvement œcuménique, du succès lui-même – volontairement différé – de la Réforme, tout ce qui est en jeu dans l’œcuménisme pour la nouvelle évangélisation devient absolument clair, et cela non seulement dans la perspective de la crédibilité des Églises individuelles, mais aussi et avant tout dans la perspective de l’authenticité du christianisme en général dans nos sociétés modernes. En effet, si la privatisation moderne de la religion est essentiellement fondée dans l’échec de la Réforme, alors le christianisme en Europe ne pourra retrouver une signification pour l’ensemble de la société que lorsque l’échec de la Réforme aura été dépassé. C’est la raison pour laquelle le processus œcuménique de dépassement de la division de l’Église ne peut être sans conséquence pour la relation entre la culture sécularisée moderne avec le thème de la religion en général et du christianisme en particulier. Les motifs qui, du point-de-vue historique, ont conduit à une séparation de la culture moderne de la religion et des Églises chrétiennes, ne pourront plus du tout être avancés validement contre un christianisme qui aura dépassé les divisions.[17] Avec raison, Joseph Lortz avait lui aussi déjà avancé que le rétablissement de la « force de conviction de l’annonce chrétienne » a comme préalable principal l’ « unio des confessions chrétiennes, et avant tout la préparation de cette unio »[18].
c) Evangélisation et œcuménisme face à de nouveaux défis
Il convient de nous intéresser à l'arrière-plan historique complexe de la relation entre évangélisation et œcuménisme dans tous ses détails, et ceci non pas uniquement parce que nous approchons du 500e anniversaire de la Réforme dont il nous faut évoquer l’aspect positif mais aussi la dimension tragique.[19] Ces rappels historiques conduisent bien plus à la constatation que dans l’intervalle, les situations œcuménique et missionnaire ont énormément changé et que nous nous retrouvons une nouvelle fois devant de tout nouveaux défis. Dans les décennies passées, l’Europe s’est encore développée et est devenue largement une terre de mission, comme le Père Alfred Delp, qui a donné sa vie pour la foi pendant la terreur du nazisme, l’a déjà rappelé dans les années quarante du siècle dernier avec ces paroles lapidaires : « Nous sommes devenus une terre de mission. Cet aveu doit être mis à exécution ». Cette situation missionnaire touche aujourd’hui toutes les Églises chrétiennes et les Communautés ecclésiales, elle donne à l’entente et à la collaboration œcuméniques des chrétiens une nouvelle urgence et doit stimuler tous les chrétiens à unir leurs forces pour affronter ce nouveau défi.
À cela vient s’ajouter une complication : la nouvelle réalité missionnaire a un impact aujourd’hui jusque dans les Églises. Cela est évident surtout si nous considérons que les fondements de la foi, qui jusque-là pouvaient nous servir de tremplin pour entrer en œcuménisme, sont mis en question, et que de nouveaux fossés, surtout dans le domaine de l’éthique ont été creusés, si bien que les différences confessionnelles se sont étendues pour une large part du champ dogmatique à la question du mode de vie et de l’éthique, portant en particulier sur les nouvelles et complexes questions de la bioéthique, de la protection de la vie humaine de la conception à la mort naturelle, du sens fondamental du mariage et de la famille, et de l’accomplissement responsable de la sexualité. Dans cette dominance de questions éthiques controversées, il faut remarquer un changement fondamental dans la situation œcuménique. Alors que dans une phase précédente du mouvement œcuménique le slogan disait : « La foi divise – l’agir unit », aujourd’hui il se trouve pratiquement renversé, de sorte que la foi rassemble et que l’éthique surtout divise. Mais lorsque des Églises chrétiennes et les Communautés ecclésiales ne réussissent pas à parler d’une seule voix face aux grandes questions éthiques de notre époque, cela nuit à l’œcuménisme chrétien comme à la crédibilité de la nouvelle évangélisation, pour laquelle précisément un témoignage unanime de l’œcuménisme chrétien est absolument nécessaire pour les questions éthiques. Précisément dans la perspective de la nécessaire relation entre nouvelle évangélisation et œcuménisme, nous pouvons dire que cela constitue une preuve élémentaire de la crédibilité de la chrétienté aujourd’hui.
Ce n’est pas seulement la situation œcuménique, mais aussi la situation missionnaire qui, dans les décennies passées, a été confrontée à un changement fondamental. D’une part, l’orientation géographique de l’histoire de la mission, qui a jusque-là surtout suivi un mouvement nord-sud et ouest-est, a changé considérablement. D’autre part, la perception critique de la relation historique entre mission et colonisation a largement conduit à la conclusion qu’avec le début de la dernière phase de la décolonisation, la dimension missionnaire de l’Église serait également arrivée à son terme. Cette conclusion erronée, le pape Jean-Paul II l’a contredite dans son encyclique Redemptoris missio sur la valeur pérenne de la charge missionnaire de l’église, avec la conviction que nous ne sommes en aucune manière arrivés au terme de la mission mais qu’au contraire, nous sommes plutôt au début d’une nouvelle phase de la mission chrétienne et que l’envoi en mission pour l’évangélisation du monde appartient à l’identité la plus profonde de l’Église.
Cette conviction dont était fondamentalement imprégné le Concile Vatican II, les papes de l’après-concile, dans une admirable suite et continuité, l’ont placée, avant tout dans la perspective d’une nouvelle évangélisation, au centre de la vie de l’Église et de la responsabilité œcuménique.[20] Le pape Paul VI a perçu, dans son admirable Lettre Apostolique Evangelii nuntiandi en 1975, l’efficacité évangélisatrice de l’Église comme la plus élémentaire définition de son identité : « Evangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Église, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser ».[21] Puisque Paul VI a diagnostiqué que le véritable drame de l’humanité actuelle se situait dans une fracture entre l’Évangile chrétien et la culture sécularisée, il espérait également d’un nouvel élan évangélisateur la guérison de cette fracture. Le Pape Jean-Paul II a proposé, dans son long pontificat, la nouvelle évangélisation comme itinéraire pastoral de l’Église dans le futur, à l’occasion de quoi il a fortement insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une « réévangélisation » mais d’une « nouvelle évangélisation » avec une triple nouveauté : « nouvelle dans son ardeur, dans ses méthodes et dans ses expressions ».[22] À sa suite, le pape Benoît XVI poursuit le travail de la nouvelle évangélisation, et cela dans la conviction que ce n'est pas « un projet d'expansion » qui se trouve à l'origine de toute évangélisation mais, au contraire, le « désir de partager le don inestimable que Dieu a voulu nous faire, en nous faisant participer à sa vie même ».[23]
Avec cet itinéraire clair, à savoir que la mission chrétienne jaillit de la dynamique de l’amour et qu’en tout premier lieu, elle veut être un témoignage de l’amour de Dieu révélé dans le Christ, c’est jusqu’au noyau le plus dur de la nouvelle évangélisation qui est rendu visible, laquelle assurément ne peut être perçue comme efficace que dans la communion œcuménique. L'œcuménisme a donc pour tâche urgente, aujourd'hui, de faire en sorte que les Églises chrétiennes et les Communautés ecclésiales reviennent ensemble à leur engagement missionnaire.[24] Que ces deux exigences, mission et œcuménisme, sont liées de manière indissoluble transparaît aussi dans le fait que là où l’élan missionnaire menace de s’affaiblir, là aussi le combat originel ardent pour l’unité des chrétiens est en veilleuse et que là où l’on s’est accommodé du scandale de la persistance des divisions de l’Église, voire même qu'on ne les perçoit plus comme un scandale, là aussi on n'entreprend plus d'efforts missionnaires particuliers. Dans un sens positif, cela signifie que la nouvelle évangélisation ne peut réussir que si elle est réalisée dans la responsabilité œcuménique. Ce n'est que lorsque les chrétiens et les Églises collaborent qu'ils peuvent témoigner au monde d’aujourd’hui de la crédibilité de la Bonne Nouvelle, tant est que nous pouvons résumer le défi majeur actuel par les paroles du Cardinal Walter Kasper : « Une Église missionnaire doit aussi être une Église œcuménique ; une Église engagée dans l’œcuménisme est la condition d'une Église missionnaire ».[25]
2. Chemins crédibles d’une nouvelle évangélisation œcuménique
Comme la première évangélisation, qui a eu lieu dans des cultures pendant longtemps sans lien avec le christianisme, s'est produite dans une situation où les chrétiens n’avaient pas encore vécu dans des Églises séparées, de même aujourd'hui la nouvelle évangélisation ne pourra être perçue comme crédible que si elle adopte la clef musicale œcuménique. C’est pourquoi le mouvement œcuménique doit aujourd’hui, d’une manière particulière, se mettre au service de la nouvelle évangélisation. Pour qu’elle puisse être effectuée de manière crédible, il convient dans une étape ultérieure de se demander plus précisément quelles en sont les conditions essentielles. La première condition fondamentale présuppose, sans aucun doute, que la dynamique missionnaire naisse de la joie de l’Évangile et que les chrétiens soient convaincus qu’avec l’Évangile de Jésus Christ leur a été confié un si grand présent, qu’ils ne peuvent le garder pour eux et que, d’un autre côté, il ne peuvent l’imposer aux autres, mais bien plutôt qu’ils ne peuvent que le leur offrir à leur tour en les invitant à le recevoir. La nouvelle évangélisation ne peut réussir que lorsque le cœur des chrétiens, rempli de la joie de la foi, touche le cœur des autres et que leur raison parle à la raison des autres hommes. C’est un processus fait en totale liberté, une invitation faite librement aux autres d'entrer en communication et d’entreprendre un dialogue stimulant, comme le faisait observer le pape Benoît XVI en décrivant la mission fondamentale de l’Église : « Nous n’imposons notre foi à personne : cette sorte de prosélytisme est en contradiction avec le christianisme. La foi peut apparaître seulement dans la liberté. Mais c’est la liberté de l’homme que nous invitons à s’ouvrir à Dieu, à le chercher, à lui offrir son écoute ».[26]
a) Evangélisation sans prosélytisme
Avec le mot-clef « prosélytisme », nous abordons un problème qui, du point de vue œcuménique, est d’une signification fondamentale et sur lequel nous devons nous pencher avec attention pour pouvoir atteindre le nécessaire consensus œcuménique dans la perspective du programme pastoral de la nouvelle évangélisation. Le mot « prosélytisme » présente tout d’abord la difficulté de pouvoir être utilisé dans des sens différents.[27] Dans une acception positive ou du moins neutre, le terme peut désigner tous les efforts d’une communauté religieuse pour gagner de nouveaux membres. Dans la discussion œcuménique l’emporte en revanche depuis longtemps l’acception négative du terme, par lequel il faut comprendre tous les efforts d’une communauté religieuse pour gagner de nouveaux membres à tous les prix et par tous les moyens, selon le principe, décadent d'un point de vue moral, que la fin justifie les moyens. Cette connotation négative est devenue dominante dans le mouvement œcuménique, et cela depuis qu'en 1961 a été approuvé par l’assemblé plénière du Conseil œcuménique des Églises à New-Dehli un document de travail dans lequel il est dit : « Le prosélytisme n’est pas quelque chose de complètement différent du véritable témoignage : il est la caricature du témoignage. Le témoignage se trouve déformé quand – de manière cachée ou ouvertement – on utilise l’art de la persuasion, la corruption, une pression illégitime ou l’intimidation pour provoquer une conversion apparente ».[28] Dans cette même acception, le Concile Vatican II, dans sa « Déclaration sur la liberté religieuse », refuse toute forme de prosélytisme, lorsqu’il est affirmé par exemple qu’il faudrait pour la « propagation de la foi et l’introduction de pratiques religieuses toujours s’abstenir de toute forme d’agissements ayant un relent de coercition, de persuasion malhonnête ou peu loyale, surtout s’il s’agit de gens sans culture ou sans ressources. »[29]
Se pose donc la question, qui n'a rien de simple, de savoir comment concilier le principe de la liberté religieuse et le refus, fondé en lui-même, du prosélytisme avec la tâche évangélisatrice de l’Église. À cet égard, il peut être utile de savoir comment naquit la Déclaration sur la liberté religieuse.[30] Dans le projet qui, au cours de la période préconciliaire, fut présenté à la Commission centrale en 1962, le mot « prosélytisme » était encore utilisé explicitement : « vitatis omnibus apertis vel consortis improbi proselytismi molimentis seu mediis improbiis vel inhonestis ». L'expression ne fut cependant pas conservée car il semblait que ce passage s’adressât exclusivement aux missionnaires catholiques. Le Concile voulait en effet éviter un autre malentendu, à savoir que s'insinue l'idée que la Déclaration sur la liberté religieuse sonnait la fin de l’activité missionnaire de l’Église. L'article 14 de « Dignitatis humanae » montre sans équivoque que cela ne se produisit en aucune manière : « De par la volonté du Christ, en effet, l’Église catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme ». Ainsi, la Déclaration sur la liberté religieuse n'invite en aucune manière au renoncement au témoignage missionnaire pour la vérité de la foi, mais au contraire elle exige le renoncement à tout moyen incompatible avec la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, et bien plutôt encourage à user uniquement des méthodes employées par l’Évangile lui-même qui consistent en l’annonce de la Parole et le témoignage de la vie jusqu’au martyre. Ou encore, pour reprendre les mots du Cardinal Johannes Willebrands, second président du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens : la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse « porte à un approfondissement du travail missionnaire, en cela qu’elle le rend plus vrai et plus pur ».[31] Cela vaut en tout premier lieu pour la nouvelle évangélisation qui doit se réaliser dans un contexte qui est aujourd’hui entièrement imprégné du désir de liberté des hommes.
b) Evangélisation et dialogue interreligieux
La mission d’évangélisation de l’Église et le principe de la liberté religieuse, que le Concile Vatican II fonde sciemment dans la « dignité de la personne humaine », affirmant ainsi qu’elle concerne chaque être humain dans son attitude religieuse, ont besoin l'une de l'autre et se nourrissent mutuellement. Dans cette perspective se pose alors et de façon très vive la question de savoir si la conviction de l’absolue vérité de la foi chrétienne d’où part toute évangélisation, dans la mesure où elle est indissolublement liée à l’universalité de la personne de Jésus Christ et à son message, est capable de s'ouvrir au dialogue du point de vue interreligieux ou si la mission chrétienne doit plutôt être remplacée par le dialogue interreligieux.[3]
Pour pouvoir se réaliser de manière crédible, la nouvelle évangélisation doit partir du fait que l’universalité de la foi chrétienne ne peut impliquer en aucune manière la revendication absolue d’une vérité objective inscrite de manière exclusive dans le domaine de la connaissance humaine dont nous disposons et que nous pouvons faire valoir contre les autres religions. Bien plus, elle est le contraire de l’exclusion et de la polarisation, de l'affirmation de soi et de l’intolérance. L’universalité de la vérité dont témoigne la foi chrétienne est la personne même de Jésus Christ, qui dit de lui-même : « Je suis la vérité ». Mais cette vérité est un amour personnel, pur, universel, englobant tout et tous, n’excluant personne, amour qui est apparu en Jésus Christ, comme le pape Jean-Paul II l’a souligné dans son encyclique Redemptoris missio : « L'universalité du salut ne signifie pas qu'il n'est accordé qu'à ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont entrés dans l'Église. Si le salut est destiné à tous, il doit être offert concrètement à tous. »[33]
La foi chrétienne ne peut pas renoncer par principe à la reconnaissance de l'universalité de la vérité de l’amour du Bon Dieu manifestée en Jésus Christ, y compris dans le concert actuel des religions, si elle ne veut pas renoncer à elle-même ainsi qu'au service qu'elle offre aux hommes. Car ce service incessible de la chrétienté dans la société réside en cela : désigner le Christ et l’amour radical et universel de Dieu manifesté en lui. Les chrétiens qui reconnaissent cet amour de Dieu devenu tangible dans la personne de Jésus Christ, témoignent de cet amour mais toujours par des attitudes terrestres et trop souvent faibles, qui ne sont pas à la hauteur de cet amour. Un des aspects essentiels de la foi chrétienne est donc de reconnaître et professer qu'elle confesse quelque chose dont elle ne dispose pas et dont elle ne peut témoigner, en dernière analyse, que humblement en détournant l’attention d'elle-même et en la dirigeant vers Jésus Christ et vers l’amour radical et universel de Dieu manifesté en lui, comme l’a fait Jean le Baptiste. Seul celui qui, comme Jean-Baptiste indique par sa propre vie le Seigneur qui vient, peut exprimer également de nos jours de manière crédible la revendication de l'universelle vérité de la foi chrétienne. Et seulement dans cette attitude fondamentale, l’évangélisation chrétienne, qui considère la conviction de foi et la tolérance non pas comme contraires mais comme éléments de même importance, pourra répondre au défi face auquel elle se trouve dans la réalité des hommes désormais multireligieuse.
3. Contenus principaux de la nouvelle évangélisation
Ce discours de la foi chrétienne, les Églises chrétiennes et les Communautés ecclésiales doivent ensemble le défendre dans le monde d’aujourd’hui, et pour cela la nouvelle évangélisation doit présenter une dimension œcuménique. Cette dimension s’impose vraiment, lorsque, dans une étape supplémentaire, nous nous interrogeons sur le but de la nouvelle évangélisation et sur ses contenus prioritaires. La nouvelle évangélisation consistera essentiellement à conduire les hommes dans les sociétés sécularisées actuelles vers le mystère de Dieu et vers une relation personnelle avec Dieu, et cela dans la conviction de foi que ne donne pas assez à l’autre, celui qui ne lui donne pas Dieu. Au cœur de tout effort œcuménique pour la nouvelle évangélisation doit se trouver la question de Dieu.[34] En cela réside le mystère, simple en réalité, du terme capital « nouvelle évangélisation », par lequel est désignée la mission fondamentale du christianisme, une mission, comme le rappelle Benoît XVI, que nous devons assumer de manière œcuménique. Le pape Benoît XVI voit dans la centralité de la question de Dieu, le plus grand défi commun que doit affronter l’œcuménisme, comme il l’a montré au cours de la célébration œcuménique à l’occasion de la rencontre avec les représentants du Conseil des Églises évangéliques à Erfurt en Allemagne, à l’automne 2011, en mentionnant la signification particulière de la recherche passionnée de Dieu dans la vie et l'œuvre de Martin Luther : « L’homme est créé pour la relation avec Dieu et a besoin de lui. Aujourd'hui notre premier service œcuménique doit être de témoigner ensemble de la présence du Dieu vivant et ainsi de donner au monde la réponse dont il a besoin ».[35] Ces paroles brèves et denses décrivent l’aspect essentiel du programme pastoral de la nouvelle évangélisation dont je désire présenter maintenant plus concrètement certains aspects.
a) Maintenir éveillée la conscience de Dieu dans la société
Lorsque nous jetons un regard sur la société actuelle, nous devons indubitablement conclure que la question de Dieu frappe énergiquement aux portes œcuméniques de l'Église,[36] même si cela peut en un premier temps être perçu comme l'inverse de la réalité. Car l’époque actuelle ne se caractérise pas par une intense recherche de Dieu mais, bien plutôt, par un oubli de Dieu et une indifférence à l’égard de Dieu. La conscience de la présence de Dieu dans le monde s’est surtout affaiblie dans la sphère publique de la société, comme le montre surtout le rapport interrompu ou tout du moins ambigu qu'a la société actuelle avec le phénomène religieux en général. À cet égard, on constate de fortes tendances qui considèrent la religion comme un facteur insignifiant du point de vue social, voire nuisible, et qui la repoussent aux marges de la vie sociale. L'existence de telles tendances est confirmée par le fait que dans le préambule du traité de réforme de l’Union Européenne n'est faite aucune référence à Dieu, ni même aucune mention d'un héritage chrétien. Les discussions au sujet de ce que l’on appelle la Charte de l’Union Européenne ont mis en évidence que la mention publique de Dieu en Europe, où cependant 80 % des personnes sont encore baptisées chrétiennement, n’est plus en mesure de recueillir l’approbation de la majorité. Ainsi, il est apparu clairement que depuis quelque temps, l’Europe a entrepris une expérience historique aussi unique que délicate, dont personne ne peut dire à l’avance comment elle se terminera. Car l’Europe qui cherche à construire une société ou une communauté d’états qui, par principe, renonce à un fondement religieux, constitue à tel point un Novum dans l’histoire de la culture, que s’impose la conclusion que l’Europe est le seul continent véritablement sécularisé.[37]
D’un autre côté se pose de manière toujours plus pressante la question de savoir si la sécularisation moderne a vraiment conduit à une société laïque, ou si précisément la sécularisation ne court pas plutôt le risque de produire de nouveaux crépuscules des dieux, de manière cachée ou ouvertement, qui peuvent survenir dans la vie personnelle, sociale ou politique quand des réalités humaines ou terrestres sont substituées à Dieu et adorées à sa place. Un regard sur l’histoire montre que les pires forfaits se sont toujours produits lorsque des réalités terrestres telles que le sang ou la patrie, la nation ou le parti politique prennent la place de Dieu et sont terriblement idolâtrées. Il faut constamment se souvenir que les pires meurtres de masse ont été commis, dans l’époque moderne européenne prétendument éclairée, au nom d’idéologies antichrétiennes ou néopaïennes comme le nazisme ou le stalinisme.[38] Le XXe siècle a en tous les cas plus que confirmé cette maxime de la foi chrétienne : l’humanité qui n’est pas fondée dans la divinité ne sombre que trop vite dans la bestialité.
Au regard de ces terribles expériences, l’œcuménisme chrétien est convoqué à la tâche pour faire toujours plus davantage connaître que la nécessaire protection contre de telles idolâtries dangereuses suppose la mention explicite de Dieu et de la responsabilité de tous face à Dieu, et cela dans la vie personnelle, sociale et politique, comme le pape Benoit XVI le rappelle avec raison : « Sans un fondement transcendant, sans une relation avec le Dieu créateur, sans une contemplation de notre destin éternel, nous courons le risque de devenir la proie d’idéologies nuisibles ».[39] Au centre de la nécessaire et œcuménique nouvelle évangélisation responsable doit donc se trouver le témoignage de la centralité de la question de Dieu. Face à cette crise de Dieu très clairement décelable dans notre société, l’œcuménisme chrétien est appelé à répéter de nouveau la plus élémentaire leçon de la foi chrétienne : dans son noyau le plus dur, le christianisme est foi en Dieu et en une vie vécue dans une relation personnelle avec Dieu, dont tout le reste découle.
b) Annoncer le Dieu au visage humain
Face à ces grands défis, la nouvelle évangélisation doit avant tout s'efforcer de « témoigner de Dieu dans un monde qui peine à le trouver ».[40] Pour nous chrétiens, Dieu n’est pas un Dieu éloigné ni simplement une hypothèse philosophique au sujet de l’origine du cosmos, mais au contraire un Dieu qui nous a montré son visage, qui s’est adressé à nous et qui en Jésus Christ est devenu homme. Avec la nouvelle évangélisation doit donc être central le témoignage de Jésus Christ, vraiment homme et vraiment Dieu. Une telle revitalisation de l’annonce christocentrique s’impose aussi parce que la crise de la foi dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, est au plus profond une crise de la foi biblique et ecclésiale en Christ. Elle se manifeste dans le fait que beaucoup d’hommes et même des chrétiens se sentent certes touchés par toutes les dimensions humaines de Jésus de Nazareth mais qu'ils ont du mal à croire qu'il est le Fils de Dieu incarné qui, ressuscité, est présent parmi nous. Il leur est donc difficile de professer la foi christologique de l’Église. Même dans l’Église et dans l’œcuménisme aujourd'hui, on ne parvient plus toujours à percevoir dans l’homme Jésus le visage du Fils de Dieu lui-même et l'on voit en lui plutôt celui d'un homme – certes excellent et particulièrement bon. Dans la chrétienté d’aujourd’hui, il faut conclure avec réalisme à une importante et préoccupante perte de sens de la foi chrétienne en Jésus en tant que Christ, en qui Dieu lui-même s'est fait homme.
Mais c'est dans cette confession de foi que réside ou déchoit la foi chrétienne. Si ce Jésus, comme beaucoup l’admettent aujourd’hui, n’avait été qu’un simple homme d’il y a deux mille ans, alors il serait irrévocablement retourné au passé ; et seul notre propre souvenir pourrait plus ou moins le ramener à notre présent. Seulement si est vraie la foi chrétienne, selon laquelle Dieu lui-même s'est fait homme et Jésus Christ est vraiment homme et vraiment Dieu et a donc part à la présence de Dieu qui embrasse toutes les époques, le Christ peut être vraiment notre contemporain, non seulement hier mais aujourd’hui également, de sorte que nous ne reconnaissons pas seulement avec joie qu’il est « chemin, vérité et vie » (Jn14, 6), mais que tous ont un motif pour parler aux autres de Jésus, de le leur donner à connaître et de les enthousiasmer pour lui. En conséquence, la priorité pour la nouvelle évangélisation précisément d'un point de vue œcuménique est celle que le Cardinal Walter Kasper a qualifiée de « concentration christologique »[41] et qui est aussi l’interrogation centrale du pape Benoît XVI, qu’il a formulée ainsi récemment : « Le caractère de la mission n’est rien qui serait ajouté extérieurement à la foi, mais il est la dynamique de la foi elle-même ». Celui qui a vu Jésus, celui qui l’a rencontré, doit presser ses amis et leur dire : "Nous l’avons trouvé, c’est Jésus qui a été crucifié pour nous" ».[42]
c) Ancrer la dignité de l’homme dans le mystère de Dieu
La centralité de la question de Dieu et l’annonce christocentrique sont les perspectives élémentaires de la nouvelle évangélisation aussi et précisément dans une perspective œcuménique. La foi chrétienne est convaincue que la vitalité des deux perspectives est utile à l’homme, à sa dignité et à sa vie. Cette relation apparaît déjà dans cet état de fait : la crise radicale de Dieu, par laquelle sont attaquées nos sociétés, entraîne derrière elle, selon une logique interne parfaite, une tout aussi dangereuse crise de l’homme et la « mort de Dieu » proclamée par Friedrich Nietzche en Europe menace d’être suivie par la « mort de l’homme ». Car là où Dieu est écarté de la vie sociale, la dignité de l’homme risque dangereusement d'être foulée aux pieds. Le fait de passer sous silence Dieu dans la sphère publique de la société n’est en aucun cas bénéfique à l’homme. En effet, si l’homme est, selon la conviction biblique, image inviolable de Dieu, alors l’évaporation ou l’écartement de la conscience de Dieu dans la sphère publique actuelle mine également dangereusement la dignité de la vie de l’homme.
Les symptômes de cette mise en danger sont tangibles dans la société actuelle. En particulier, on constate une forte perte du respect de la vie, tant à la fin de la vie humaine qu'à son début qui est irrémédiablement liée à la disparition de la conscience de Dieu dans la sphère publique de la société. Indubitablement, le plus clair symptôme de cette mise en danger de l’homme doit être diagnostiqué dans le déséquilibre entre la protection morale et juridique des choses et celle de la vie humaine. La protection des choses est dans la société actuelle bien mieux réglementée que la protection de la vie humaine dans ses différentes phases et dans ses diverses variations. Les voitures sont, par exemple, bien mieux protégées que les embryons et les mourants, de sorte que l’on doit reprendre à son compte la conclusion du théologien de la pastorale Paul M. Zulehner lorsqu’il donne à penser qu’on devrait, dans la société actuelle, avoir la chance « de venir au monde en tant que voiture ». [43]
Face à ce grand défi éthique et avant tout face à cette révolution anthropologique qui s'est produite sous l'effet du très rapide développement de la recherche biomédicale, le programme pastoral de la nouvelle évangélisation doit, d'un point de vue œcuménique, résider en cela : annoncer le Dieu vivant, faire découvrir aux hommes le mystère de Dieu - abri salvifique - et se dépenser, au risque d’aller à contre-courant, pour le droit divin sur la vie humaine de la conception à la mort naturelle. La nouvelle évangélisation trouve son sens dans le fait d’éveiller, par l’annonce du Dieu vivant, également la joie de la grandeur de l’homme, et de rendre ainsi à nouveau visible la beauté de la foi chrétienne.
4. L’œcuménisme des martyrs au cœur de la nouvelle évangélisation
De tout cela, il apparaît clairement que le témoignage de foi est la catégorie décisive de la nouvelle évangélisation, et cela conformément à ce que suggérait avec sagesse le pape Paul VI : l’homme d’aujourd’hui n’a pas besoin de maîtres mais de témoins, et de maîtres dans la seule mesure où ils peuvent aussi être reconnus comme témoins. Ainsi l’œcuménisme peut se souvenir avec reconnaissance que les témoins de la foi les plus crédibles ainsi que les exégètes les plus convaincants de l’Évangile sont les martyrs qui ont donné leur vie pour la foi.[44] Ils peuvent être pour nous aujourd’hui un précieux instrument d'orientation pour la nouvelle évangélisation, d'autant plus que le christianisme à la fin du deuxième et au début du troisième millénaire est de nouveau devenu une Église de martyrs.[45] Dans le monde d’aujourd’hui en effet, 80% des personnes qui sont persécutées à cause de leur foi sont des chrétiens : la foi chrétienne est donc la religion la plus persécutée.
Ce bilan bouleversant présente un grand défi pour l’œcuménisme chrétien, appelé à une solidarité véritable. Puisque aujourd’hui toutes les Églises chrétiennes et toutes les Communautés ecclésiales ont leurs martyrs, il convient de parler d’un œcuménisme des martyrs. Cela porte en soi, au-delà d’un aspect tragique, également une belle espérance. Malgré le drame des divisions de l’Église, les solides témoins de toutes les Églises et les Communautés chrétiennes ont montré que Dieu lui-même maintient entre les baptisés la communion à un niveau plus profond à travers une foi témoignée par le sacrifice suprême de la vie. Alors que nous chrétiens et Églises, nous vivons encore en une communion imparfaite, les martyrs dans la gloire du Ciel vivent d'ores et déjà une communion pleine et achevée. Ainsi, les martyrs, comme le pape Jean-Paul II l’a présenté de façon marquante, « attestent de la manière la plus éloquente que tous les facteurs de division peuvent être dépassés et surmontés dans le don total de soi-même pour la cause de l'Évangile ».[46]
L’œcuménisme des martyrs s’est avant tout vérifié sous nos latitudes dans les camps de concentration nazis et communistes, dans lesquels se sont rencontrés des chrétiens courageux de différentes Églises chrétiennes, qui se « savaient unis contre un système injuste sans Dieu, inhumain, totalitaire nazi ou communiste ».[47] Avec cet œcuménisme des martyrs s’est confirmée la conviction d'un des Pères de l'Église, Tertullien, et elle se confirme aujourd’hui à nouveau, à savoir que le sang des martyrs est semence de l’Église. Aujourd’hui aussi, nous pouvons en tant que chrétiens vivre dans l’espérance que le sang des martyrs de notre temps se révélera semence de la pleine unité du Corps du Christ. L’œcuménisme des martyrs constitue donc l’essence de la nouvelle évangélisation comme le montre déjà un regard sur l’histoire : les plus convaincus réformateurs et innovateurs dans l’Église ont toujours été les saints accompagnés par la lumière de l’Évangile. Ils sont pour cela aujourd’hui encore les plus authentiques protagonistes de la nouvelle évangélisation.
L’œcuménisme des martyrs fait ressortir que, d’un côté, est convoquée l’union des forces humaines au service du rétablissement de l’unité des chrétiens mais que, d’un autre côté, l’unité n’est jamais l’œuvre des hommes, et qu’elle ne peut être reçue que comme un don de Dieu. Il dépend de nous cependant d’être ouverts à ce don et de prier pour cela, dans la grande assurance et en même temps le grand défi que le pape Jean-Paul II a annoncé avec un geste prophétique lors du Jubilé de l’an 2000, lorsqu’il ouvrit la Porte Sainte de la Basilique Saint-Paul-Hors-les-Murs avec le représentant du Patriarche œcuménique de Constantinople et l’archevêque anglican de Cantorbéry. En indiquant par ce geste prophétique qu'il ne voulait pas ouvrir les portes du nouveau millénaire seulement de deux mains mais de six, le pape Jean-Paul II a voulu exprimer sa profonde espérance œcuménique : après le premier millénaire de l’histoire du christianisme qui fut le temps de l’Église indivise, et après le deuxième millénaire où l'Église a connu de profondes divisions tant en Orient qu'en Occident, le troisième millénaire pourra venir à bout de la lourde tâche du rétablissement de l’unité des chrétiens perdue. Si nous reconnaissons que cette tâche ne pourra être réalisée que lorsque toutes les Églises chrétiennes et les Communautés ecclésiales s’orienteront d’une manière renouvelée vers l’Évangile de Jésus Christ, alors il est évident que nous ne pourrons relever le défi de la nouvelle évangélisation que par l'union de nos forces et dans la responsabilité œcuménique.
NOTES
[1] Prolusio pour l’Assemblée plénière du Conseil Pontifical pour l’unité des chrétiens à Rome, le 12 novembre 2012.
[2] Benoît XVI, La chiesa è un’immensa forza rinnovatrice. La celebrazione dei primi vespri della solennità dei Santi Pietro e Paulo il 28 giugno 2010, in : Insegnamenti di Benedetto XVI VI, 1 2010 (Città del Vaticano) 984-987, cit. 987 (traduction officielle).
[3] J. Ratzinger – Benoît XVI. Jesus von Nazareth. Zweiter Teil : Vom Einzug in Jerusalem bis zur Auferstehung (Freiburg i. Br. 2011) 113-114.
[4] Unitatis redintegratio, Nr. 1. (traduction officielle).
[5] W. Kardinal Kasper, Katolische Kirche. Wesen – Wirklichkeit – Sendung (Freiburg i. br. 2011) 427.
[6] J. Ratzinger, Considerationes quoad fundamentum theologicum missionis ecclesiae / Überlegungen zur theologischen Grunlage der Sendung (Mission) des Kirche, in : R. Vorderholzer / Ch. Schaller / F.-X. Heibl (Hrsg.), Mitteilungen Institut Benedikt XVI. Band 4 (Regensburg 2011), 15-22, zit. 16.
[7] Benedikt XVI., Motu proprio « Ubicumque et semper » (traduction officielle).
[8] Vgl. J. Lortz, Die Reformation in Deutschland (Freiburg i. Br. 1962).
[9] J. Lortz, Wie kam es zur Reformation ? (Einsiedeln 1950). À la base de ce jugement se trouve la conviction de Lortz selon laquelle l’Europe, d’un côté, plonge ses racines les plus profondes dans le christianisme, et cela dans le sens précis que les peuples du continent européen ont progressé ensemble vers une unité culturelle essentiellement à travers le christianisme, mais que l’Europe, d’un autre côté, s’en est éloignée de manière dangereuse, de sorte que Lortz, avec le regard vigilent de l’historien, posa déjà à son époque le diagnostic suivant : « Ce que l’on appelle l’Occident chrétien est en réalité depuis longtemps déchristianisé. Il s’agit même d’un Occident apostat. Des statistiques sûres de tous les pays parlent ici un langage bouleversant. Seulement le plus souvent, nous ne voyons pas la réalité suffisamment nue ». Parmi tous les facteurs qui ont conduit à cette déchristianisation de l’Europe, il n’y a pas, selon Lortz, de raison « aussi importante que la Réforme », plus précisément « la division de la chrétienté causée par la Réforme » (8-9).
[13] W. Pannenberg, Über Lortz hinaus ?, in : R. Decot und R. Vinke (Hrsg)., Zum Gedenken an Joseph Lortz (1887-1975). Beiträge zur Reformationsgeschichte und Ökumene (Stuttgart 1989) 93-105, zit. 94.
[14] W. Pannenberg, Reformation und Einheit des Kirche, in : Ders., Ethik und Ekkelsiologie. Gesammelte Aufsätze (Göttingen 1977) 254-267, sit. 255.
[15] W. Pannenberg, Einheit des Kirche als Glaubenswirklichkeit und als ökumenisches Ziel, in : Ders., Ethik und Ekklesiologie. Gesammelte Aufsätze (Göttingen 1977) 200-210, zit. 201. Zum Ganzen vgl. Ders., Christentum in einer säkularisierten Welt (Freiburg i. Br. 1988).
[16] J.B. Metz, Glaube in Geschichte und Gesellschaft (Mainz 1977) 31.
[17] Vgl. K. Koch, Hat das Christentum noch Zukunft? Zur Präsenz der Kirche in den säkularisierten Gesellschaften Europas, in: Communio. Internationale katholische Zeitschrift 32 (2003) 116-136; Ders., Brauchen wir ein öffentliches Christentum?, in: M. Delgado / A. Jödicke / G. Vergauwen (Hrsg.), Religion und Öffentlichkeit. Probleme und Perspektiven (Stuttgart 2009) 99-118.
[18] J. Lortz, Wie kam es zur Reformation? (Einsiedeln 1950) 10.
[19] Vgl. K. Koch, Tragik oder Befreiung der Reformation? Unzeitgemässe Überlegungen aus ökumenischer Sicht, in: Stimmen der Zeit 210 (1992) 234-246.
[20] Pontificio Consiglio per la promozione della nuova evangelizzazione (ed.), Enchiridion della nuova evangelizazzione. Testi del Magistero pontificio e conciliare 1939-2012 (Città del Vaticano 2012).
[21] Paul VI., Evangelii nuntiandi 14 (traduction officielle).
[22] Predigten und Ansprachen von Papst Johannes Paul II. bei seiner Apostolischen Reise nach Mittelamerika vom 2. bis 10. März 1983 = Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 46 (Bonn o. J.) 120.
[23] Benedikt XVI., Motu proprio « Ubicumque et semper » (traduction officielle).
[24] Vgl. K. Koch, Mission oder De-Mission der Kirche? Herausforderungen an eine notwendige Neuevangelisierung, in: G. Augustin / K. Krämer (Hrsg.), Mission als Herausforderung. Impulse zur Neuevangelisierung (Freiburg i. Br. 2011) 41-79.
[25] W. Kasper, Eine missionarische Kirche ist ökumenisch, in: Ders., Wege zur Einheit der Christen = Gesammelte Schriften. Band 14 (Freiburg i. Br. 2012) 621-634, zit. 623.
[26] Benedetto XVI, La „vendetta“ di Dio e la croce. Il „no“ alla violenza. La solenne concelebrazione eucaristica sulla spianata della „Neue Messe“ in München il 10 settembre 2006, in: Insegnamenti di Benedetto XVI II, 2 2006 (Città del Vaticano 2007) 230-235, zit. 234.
[27] Vgl. S. Ferrari, Proselytism and human rights, in: J. Witte, Jr. and F. S. Alexander (Ed.), Christianity and Human Rights. An Introduction (Cambridge 2010) 253-266.
[28] F. Lüpsen (Hrsg.), Neu Delhi-Dokumente (Witten 1962) 104-106.
[29] Dignitatis humane 4 (traduction officielle).
[30] Vgl. J. Hamer und Y. Congar (Hrsg.), Die Konzilserklärung über die Religionsfreiheit (Paderborn 1967).
[31] J. Kardinal Willebrands, Religionsfreiheit und Ökumenismus, in: Ders., Mandatum Unitatis. Beiträge zur Ökumene (Paderborn 1989) 54-69, zit. 63.
[32] Vgl. K. Koch, Glaubensüberzeugung und Toleranz. Interreligiöser Dialog in christlicher Sicht, in: Zeitschrift für Missions- und Religionswissenschaft 92 (2008) 196-210.
[33] Johannes Paul II., Redemptoris missio, 10 (traduction officielle).
[34] Vgl. Kardinal W. Kasper, Ökumenisch von Gott sprechen? in: I. U. Dalferth / J. Fischer / H.-P. Grosshans (Hrsg.), Denkwürdiges Geheimnis. Beiträge zur Gotteslehre. Festschrift für Eberhard Jüngel zum 70. Geburtstag (Tübingen 2004) 291-302.
[35] Benedikt XVI., Ökumenischer Gottesdienst im Augustinuskloster Erfurt am 23. September 2011.
[36] Vgl. K. Koch, Die Gottesfrage klopft an die ökumenische Türe, in: Catholica 54 (2000) 1-13.
[37] Vgl. W. Kasper, Ökumene und die Einheit Europas, in: Ders., Wege zur Einheit der Christen = Gesammelte Schriften. Band 14 (Freiburg i. Br. 2012) 665-684.
[38] Vgl. A. Besancon, Le malheur du siècle. Sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah (Paris 1998).
[39] Benedetto XVI, In piena sintonia con la Sede Apostolica. Ai partecipanti all’assemblea generale della Caritas Internationalis il 27 maggio 2011, in: Insegnamenti di Benedetto XVI VII, 1 2011 (Città del Vaticano 2012) 722-725.
[40] Benedetto XVI, La goia del servire. Intervista televisiva in occasione del viaggio apostolico in Germania, in: Insegnamenti di Benedetto XVI II, 2 2006 (Città del Vaticano 2007) 88-102, cit. 92.
[41] W. Kasper, Neue Evangelisierung als theologische, pastorale und geistliche Herausforderung, in: Ders., Das Evangelium Jesu Christi = Gesammelte Schriften. Band 5 (Freiburg i. Br. 2009) 243-317, zit. 293.
[42] Benedetto XVI, „In Cristo Dio si è mostrato come ragione e amore“. La „lectio divina“ durante la visita al Pontificio Seminario Romano Maggiore, in: Insegnamenti di Benedetto XVI VI, 1 2010 (Città del Vaticano 2011) 208-216, cit. 214.
[43] P. M. Zulehner, Ein Obdach der Seele. Geistliche Übungen – nicht nur für fromme Zeitgenossen (Düsseldorf 1994) 54.
[44] Vgl. H. Moll, Martyrium und Wahrheit. Zeugen Christi im 20. Jahrhundert (Weilheim-Bierbronnen 2009); P.-W. Scheele, Zum Zeugnis berufen. Theologie des Martyriums (Würzburg 2008).
[45] Vgl. R. Backes, „Sie werden euch hassen“. Christenverfolgung heute (Augsburg 2005); R. Guitton, Cristianofobia. La nuova persecutione (Torino 2010); Kirche in Not (Hrsg.), Religionsfreiheit weltweit. Bericht 2008 (Königstein 2008).
[46] Johannes Paul II., Ut unum sint 1 (traduction officielle).
[47] W. Kardinal Kasper, Katholische Kirche. Wesen – Wirklichkeit – Sendung (Freiburg i. Br. 2011) 428.