LE MOUVEMENT OECUMÉNIQUE AU XXIe SIÈCLE
UNE RÉFLEXION DU CPPUC

Cardinal Walter Kasper

 

Genève, 17 Novembre 2005

 

Nous célébrons ces jours-ci le 40e anniversaire du Groupe mixte de travail (GMT). Nous revenons avec gratitude sur quatre décennies d’une coopération parfois difficile, mais cependant féconde, entre le COE et l'Église catholique. Nous remercions tous ceux qui ont été nos compagnons de route et nos amis tout au long du chemin. Le but de notre consultation n’est toutefois pas seulement de revenir sur le passé, mais surtout de regarder vers l’avenir et de réfléchir au rôle et au mandat futurs du GMT, et de trouver la façon dont le GMT peut contribuer au renouvellement du mouvement œcuménique au XXIe siècle.     

 

I. L’engagement œcuménique de l'Église catholique

Les développements de l’œcuménisme du XXe siècle étaient appréciés dans l'Église catholique longtemps avant que le Concile Vatican II (1962-65) ne participe officiellement au mouvement. Déjà dans la première moitié du siècle, des théologiens tels que Paul Couturier, Yves Congar, Jan Willebrands, Hans Urs von Balthasar, Karl Adam et beaucoup d’autres, en suivant les traces de Johann Adam Möhler et de John Henry Newman, préparèrent le terrain pour le Décret conciliaire Unitatis Redintegratio, dans lequel le Concile affirme que le rétablissement de l’unité entre tous les chrétiens est l’un de ses principaux soucis.[1] Cette décision est basée sur le mandat que le Seigneur a lui-même confié à l'Église dans sa prière le soir de sa mort, « Que tous soient un » (Jn 17,21).

Le Pape Jean-Paul II a plusieurs fois appelé cette décision irrévocable et irréversible ;[2] en fait, l’engagement œcuménique était une de ses priorités pastorales.[3] Le Pape Benoît XVI, immédiatement après son élection, a réaffirmé le même engagement dans les termes suivants : « En suivant les traces de mes prédécesseurs, en particulier Paul VI et Jean-Paul II, j’éprouve intensément le besoin d’affirmer de nouveau l’engagement irréversible pris par le deuxième Concile du Vatican et poursuivi au cours des années, grâce aussi à l’action du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens ».[4]

 

II. Un bref regard rétrospectif

Pour comprendre nos relations œcuméniques, il nous faut les situer dans une brève perspective historique. Ce n’est qu’en voyant clairement d’où nous venons que nous pouvons savoir où nous allons dans le nouveau siècle.

Près de cent ans se sont écoulés depuis le début du mouvement œcuménique moderne, qui remonte traditionnellement à la Conférence missionnaire mondiale à Édimbourg en 1910. À l’époque, un signe prophétique de l’entrée de l'Église catholique dans le mouvement œcuménique a peut-être été celui de l'Évêque Geremia Bonomelli de Crémone (1831-1914),[5] qui envoya un message personnel à la Conférence.[6] Ce fut probablement l’un des premiers contacts non officiels entre l'Église catholique et les premiers débuts du mouvement œcuménique. Peu après, le 2 novembre 1914, Robert Gardner, Secrétaire de la Commission de l'Église épiscopalienne des États-Unis, écrivit au Secrétaire d’État, le Cardinal Gaspari, en demandant une audience avec le Pape pour parler du projet de Conférence de toutes les Communions chrétiennes sur les questions de « Foi et Constitution ». L’audience fut accordée et, en mai 1919, une délégation composée de cinq épiscopaliens a rendu visite au Pape Benoît XV (1914-1922).

Ces exemples montrent que des contacts œcuméniques avec l'Église catholique ont eu lieu depuis l’origine du mouvement. Mais les obstacles à surmonter étaient nombreux. Lorsque la première Conférence  « Foi et Constitution » a eu lieu à Lausanne (Suisse) en 1927, l'Église catholique n’était pas prête à envoyer des délégués officiels. Seule une Instruction du Saint Office, publiée le 20 décembre 1949, a contribué à créer une attitude plus positive en faveur de la participation de catholiques aux rencontres œcuméniques.[7] C’est ainsi que quatre observateurs catholiques ont pu participer à l’Assemblée du COE à la Nouvelle Delhi en 1961, chose qui va de soi aujourd'hui.

Le deuxième Concile du Vatican a créé un climat qui a amené l'Église catholique à entrer dans le courant dominant de l’œcuménisme moderne. En 1960, le Pape Jean XXIII établissait le « Secrétariat pour l’unité des chrétiens » comme une des commissions préparatoires du Concile. Une des premières tâches du Secrétariat fut de conseiller le Pape sur la manière de procéder pour inviter des observateurs d’autres Églises et Communautés ecclésiales, ainsi que des représentants d’organisations œcuméniques. En 1962, le Secrétariat fut établi au même niveau que les autres commissions conciliaires et fut ainsi chargé de préparer et de présenter au Concile les documents sur l’œcuménisme (Unitatis Redintegratio), sur les religions non chrétiennes (Nostra Aetate), sur la liberté religieuse (Dignitatis Humanae) et, avec la commission doctrinale, la Constitution dogmatique sur la Révélation divine (Dei Verbum).

Une des tâches du Secrétariat pendant le Concile était de faciliter la participation de plus de 100 observateurs œcuméniques, dont deux observateurs du COE qui, à travers le Secrétariat, eurent une influence remarquable sur le Concile. Leur présence a créé une atmosphère de confiance qui conduisit à divers dialogues œcuméniques et à des relations structurées avec le COE. L’idée d’un GMT est née au cours de réunions entre le premier Secrétaire général du COE, Dr Visser’t Hooft, et le premier Président du Secrétariat, Cardinal Augustin Bea, l’un et l’autre des promoteurs révolutionnaires et exceptionnels du mouvement œcuménique. Ils envisageaient le GMT comme un forum consultatif et un instrument souple de coopération. Sa première réunion a pu se tenir à Bossey en mai 1965, c'est-à-dire avant même la conclusion du Concile. Cette réunion était une importante pierre milliaire que nous commémorons très justement ces jours-ci.

L'Église catholique et le COE sont deux entités très différentes, l’une étant une Église mondiale avec une mission universelle et une structure d’enseignement et de gouvernement ; l’autre, un conseil d’Églises qui se considère comme une communauté d’Églises.[8] Toutefois, en relisant les nombreuses déclarations et les huit rapports du GMT, on se rend immédiatement compte de l’engagement avec lequel il a suivi sa vocation et s’est efforcé d’unir les dimensions théologique, sociale et pastorale de l’œcuménisme. On est également amené à réfléchir sur la riche expérience commune qu’il a offerte à ses membres et sur les progrès accomplis en vue de la pleine communion visible, ce qui, avec l’aide de Dieu, est devenu possible en cette période.

L’intérêt pour le travail du GMT, manifesté à plusieurs reprises par le Pape Jean-Paul II, a été réaffirmé par le Pape Benoît XVI à l’occasion de la visite à Rome du Secrétaire général du COE, Dr Samuel Kobia, en juin dernier. Nous pouvons ainsi envisager avec confiance les nouvelles tâches et les nouveaux défis qui nous attendent dans le nouveau siècle.

 

III. La situation actuelle du mouvement œcuménique

Après quarante années d’une intense expérience œcuménique, nous pouvons jeter un regard reconnaissant sur le passé pour les progrès accomplis sur le chemin vers la pleine unité visible. Mais nous devons aussi examiner d’un œil critique l’actuelle situation du mouvement œcuménique. Il y a eu des faits marquants et en même temps des difficultés, des malentendus et des déceptions. Nous ne pouvons pas, dans ce contexte,  entrer dans les détails de ces aspects, bien qu’une évaluation d’ensemble sera faite au cours de cette consultation.

Sur un plan plus général, nous pouvons dire qu’aujourd'hui le mouvement œcuménique est sans aucun doute dans une phase de transition. D’un côté, nous prenons acte avec gratitude des excellents fruits du dialogue œcuménique, en particulier la redécouverte de la fraternité chrétienne entre les membres des différentes communautés chrétiennes, qui ne se considèrent plus comme des ennemis ou des concurrents, mais comme des frères et sœurs en Christ en pèlerinage commun vers la pleine communion.[9] D’un autre côté, nous ne pouvons pas oublier les critiques théologiques, politiques et institutionnelles à l’égard du mouvement œcuménique, qui viennent non seulement de ce qu’on appelle les groupes fondamentalistes, mais également de quelques anciennes et vénérables Églises et de théologiens sérieux. Pour certains d’entre eux, l’œcuménisme est devenu un terme négatif, l’équivalent de syncrétisme, de relativisme et d’indifférentisme doctrinal.[10]

En outre, nous ne devons pas oublier le changement du panorama œcuménique au début du XXIe siècle. Au niveau global, nous voyons d’une part des unions et des alliances, une énorme quantité de documents de consensus ou de convergence œcuménique bilatérale et multilatérale, et d’autre part, des tensions et même de nouvelles divisions, souvent dues à des questions éthiques. Nous constatons également l'apparition de nouvelles communautés à caractère évangélique et pentecôtiste, qui progressent parfois fortement et qui n’adhèrent que peu ou pas du tout au mouvement œcuménique, lorsqu’elles ne lui sont pas ouvertement hostiles.[11] Il y a aussi le phénomène, relativement récent, de nouvelles configurations œcuméniques formées de diverses coalitions œcuméniques : COE, Communions chrétiennes mondiales, organisations œcuméniques régionales et organisations œcuméniques non gouvernementales. Au niveau national et local, nous avons constaté l’augmentation du nombre de conseils d’Églises et autres organismes similaires.[12] La discussion proposée sur « Œcuménisme au XXIe siècle » ou la reconfiguration du mouvement œcuménique doit être vue dans ce contexte.

Notre réaction à cette situation ne peut pas être uniquement et principalement d’ordre institutionnel et organisationnel. Cette période de transition doit avoir son propre « ethos », impliquant une disposition à s’adresser aux partenaires et à tendre une main de réconciliation, afin de guérir les blessures laissées par l’histoire (purification des mémoires). Sans risquer de trahir notre foi ou notre conscience, nous pourrions dès à présent faire ensemble beaucoup plus que nous ne faisons actuellement : études bibliques en commun, échange d’expériences, recueil de textes liturgiques, cultes en commun pendant les offices de la Parole, meilleure compréhension de notre tradition commune ainsi que des différences qui existent, coopération en théologie, dans la mission, dans le témoignage culturel et social, coopération dans le domaine du développement et de la sauvegarde de l’environnement, dans les mass média, etc. L’œcuménisme spirituel et la formation œcuménique, comme nous le verrons plus loin, sont particulièrement importants dans cette période de transition.

C’est dans cet esprit rénové que les partenaires du mouvement œcuménique doivent trouver des formes et des structures institutionnelles pour l’actuelle période de transition. Cela peut être fait en particulier à travers les Conseils d’Églises au niveau régional et national. Ces organismes ne constituent pas une super Église et ils ne demandent à aucune Église de renoncer à leur auto-compréhension. Alors que la responsabilité du parcours œcuménique est en fin de compte du ressort des Églises elles-mêmes, les Conseils d’Églises sont d’importants instruments pour la promotion de l’unité et de précieux forums pour l’échange d’informations, la communication et la coopération entre les Églises.[13]

 

IV. L’œcuménisme au XXIe siècle

Au début du XXIe siècle, le mouvement œcuménique a besoin d’une vision œcuménique revitalisée, un nouvel esprit et un nouvel engagement de tous les partenaires. Cela ne signifie pas concevoir quelque utopie irréaliste de l’avenir. Au lieu de se fixer sur l’impossible et de s’y frotter, nous devons vivre la communio qui existe déjà et faire ce qu’il est possible de faire aujourd'hui. À vrai dire, c’est plus que nous ne faisons normalement. En suivant cette voie réaliste, pas à pas, nous pouvons espérer, avec l’aide de l'Esprit de Dieu toujours prêt à nous surprendre, que nous trouverons le chemin vers un avenir commun.

Qu’est donc notre vision, ma vision catholique du mouvement œcuménique au XXIe siècle ? Je voudrais résumer ma pensée à ce sujet dans les cinq points ci-après :

1. Tout d’abord, au XXIe siècle le mouvement œcuménique a besoin de clarté, parfois d’une nouvelle clarté sur ses fondements théologiques. Autrement, il serait comme une maison bâtie sur le sable, qui s’écroule lorsque vient l’orage (cf. Mt 7,26 s). Il ne s’agit pas d’un simple sentiment de famille émotif ni d’un vague humanitarisme. La pierre angulaire est Jésus Christ (cf. Mt 21,42 et al.). Cette compréhension forme la base constitutionnelle du COE et sous-tend le deuxième Concile du Vatican.[14] Selon notre compréhension, cette base est fondée sur l’Écriture Sainte elle-même et sur son interprétation dans le Credo, ainsi que sur les premiers Conciles œcuméniques reconnus de part et d’autre ; par l’unique baptême au nom du Dieu Trinité, nous sommes intégrés dans l’unique Corps du Christ (cf. Ga 3,28 ; 1 Co 12,13). Par notre foi commune en un seul Dieu, un seul Seigneur, un seul Esprit et un seul baptême, nous sommes un seul Corps en Christ (cf. Ep 4,4 s). Nous sommes dans une communion qui existe déjà, bien que pas encore parfaite, par quoi il nous est possible de nous honorer réciproquement du nom de chrétien.

La poursuite du dialogue sur le baptême et la reconnaissance mutuelle du baptême, entreprises avec succès en 1982 avec les documents de Lima, Baptême, Eucharistie et Ministère, ont donc une importance fondamentale pour nos futures relations œcuméniques. Nous nous réjouissons de l’affirmation de la Troisième Consultation internationale sur les Conseils d’Églises à Hong Kong en 1993, selon laquelle le baptême est un élément commun qui nous lie et qui engage les chrétiens à l’égard de l’unité du corps du Christ.

Nous sommes également reconnaissants pour le document « Confesser une même foi. Explication de la foi apostolique, publié en 1999 par « Foi et Constitution », et nous regrettons que cet important document n’ait pas eu l’écho et la réception qu’il méritait. Sans la continuation et l’approfondissement de ce projet, l’œcuménisme deviendra vague et ambigu. Il sera coupé de ses racines, s’estompera et finira par mourir, ou alors, il sera idéologiquement manipulé à d’autres fins, qui ne peuvent pas être les nôtres. Nous demandons donc au COE de rendre à « Foi et Constitution » le dynamisme que cet organisme avait à l’origine, tant dans le mouvement œcuménique que dans le programme du COE. Le GMT ne peut pas être un moteur supplémentaire pour ce que devrait faire « Foi et Constitution ».

2. Le second point est une vision et un but communs. Qu’entendons-nous par « unité visible dans la même foi et la même communion eucharistique, exprimées dans le culte et la vie commune en Christ, à travers le témoignage et le service au monde », comme il est dit dans la Constitution du COE ?[15] Les partenaires du mouvement œcuménique ont-ils la même compréhension de l’œcuménisme et de son but principal ? Sans une réponse à la question de savoir où nous allons, nous n’irons nulle part. Le dicton, « sans vision, l’homme périt », est vrai pour nous également. L’Assemblée du COE à Harare, en 1998, a apporté un témoignage profondément émouvant à « Notre vision œcuménique ».[16] Néanmoins, il était suffisamment réaliste pour reconnaître que jusqu’à présent, nous ne partageons pas une vision pleinement commune.[17] Ce n’est pas la moindre des raisons de la crise œcuménique.

La compréhension catholique de l’unité, conçue comme pleine communion dans la foi, les sacrements et le ministère ecclésial,[18] correspond en principe à la compréhension qu’en ont nos Églises sœurs orthodoxes et orthodoxes orientales, mais malheureusement elle diffère de l’interprétation la plus courante de la position protestante dominante et de son « satis est consentire de doctrina evangelii et administratione sacramentorum » bien connu.[19] Les théologiens catholiques, avec quelques luthériens, diraient : « Satis est non satis est ».

Toutefois, la compréhension catholique de l’unité ne doit pas être confondue avec l’uniformité. Le principe du Concile des Apôtres vaut pour nous également, c'est-à-dire que rien ne doit être imposé qui ne soit nécessaire (Ac 15,28).[20] L’unité comprise comme communion implique l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité. Mais, de même que l’unité ne doit pas être confondue avec l’uniformité, la pluralité ne doit pas non plus s’identifier à un pluralisme ou un indifférentisme doctrinal contradictoire concernant nos positions confessionnelles respectives. L’indifférentisme ne peut jamais constituer une base solide pour construire quoi que ce soit.

Le dialogue présuppose des partenaires avec une claire identité propre ; ce n’est qu’alors qu’ils peuvent apprécier une autre identité différente, et participer à un dialogue sérieux et fécond. Ainsi, la Déclaration de Toronto de 1950 affirmait que la différence des ecclésiologies n’empêchait pas le dialogue œcuménique ; au contraire, elle est un défi et une invitation au dialogue. C’est vrai également pour la Déclaration Dominus Jesus (2000), de la Congrégation du Saint-Siège pour la Doctrine de la foi, qui a été contestée ; en substance, elle ne dit rien de plus que ne sache déjà toute personne bien informée, c'est-à-dire que catholiques et protestants ont une ecclésiologie différente et que cette divergence devrait faire l’objet d’un sérieux dialogue futur.

Un tel dialogue est beaucoup plus qu’un simple échange d’idées ; d’une certaine manière, c’est un échange de dons entre les Églises respectives.[21] Dans le dialogue, nous pouvons apprendre les uns des autres. Le résultat ne sera pas une nouvelle super Église unie. Dans la même mesure où nous grandissons et mûrissons par le dialogue jusqu’à la plénitude en Jésus Christ (cf. Ep 4, 13), l'Église aussi réalise plus concrètement ce qu’elle est, ce qu’elle a toujours été et sera toujours ; elle parvient plus pleinement à la réalisation concrète de sa catholicité. Ce n’est pas ce qu’on appelle un œcuménisme de retour, ni un chemin en arrière, mais la guidance de l'Esprit-Saint qui nous oriente vers le Christ et vers le futur pour accéder à la vérité tout entière (Jn 16,13).

Ainsi, au XXIe siècle l’œcuménisme doit être cohérent et honnête dans son objet, son but et son orientation. Toutefois, les partenaires ne peuvent pas avoir une vision commune du but sans une base théologique commune sur la signification de l'Église et de son unité. C’est pourquoi le projet de « Foi et Constitution » sur la Nature et But de l'Église a pour nous une grande priorité dans le débat œcuménique du XXIe siècle.

3. Lorsque la base et le but sont clairs, alors – et c’est le troisième point – le chemin à suivre devient sûr. Ce chemin n’a rien d’extraordinaire mais il est identique au chemin de la vie chrétienne. Il n’y a pas d’œcuménisme sans conversion,[22] et il n’y a aucun avenir sans conversion. La meilleure réflexion que je connaisse à ce sujet peut être trouvée dans le document du Groupe de Dombes, Pour la conversion des Églises (1991).[23] Le document souligne qu’identité confessionnelle et conversion œcuménique ne sont pas mutuellement exclusives mais complémentaires.

Rénovation et conversion du cœur comportent des aspects tant personnels qu’institutionnels. La conversion et le renouvellement personnels impliquent un changement d’attitude des uns envers les autres, qui conduit à purifier les mémoires des amères expériences du passé et à éviter les injustes déclarations polémiques, préparant ainsi le chemin de la réconciliation. La conversion et la sanctification personnelles impliquent une spiritualité de communio, ce qui signifie donner une place à l’autre et repousser les tentations égoïstes de compétition, de carriérisme, de défiance et de jalousie.[24]

En même temps, une réforme institutionnelle – le Concile parle même de « réforme permanente » (perennis reformatio) – est une présupposition et une condition essentielles du progrès œcuménique.[25] Le Pape Jean-Paul II n’hésite pas à parler de « structures du péché ».[26] L'Église « est sainte et, en même temps, doit toujours être purifiée » : elle « recherche sans cesse la pénitence et le renouvellement ».[27] Il est hors de doute qu’au XXe siècle, l'Église catholique, après le Concile, a pris de nombreuses mesures en termes de réforme, chose qu’aucune autre Église n’a fait. On comprend qu’après une telle période de réformes, on a besoin de temps pour stabiliser la vie intérieure de l'Église et rassembler de nouvelles forces spirituelles pour se tourner de nouveau vers l’avenir. Mais il est également hors de doute, comme nous le rappellent nos partenaires œcuméniques et beaucoup de nos propres fidèles, que nous ne sommes pas encore au bout du chemin.

De manière similaire, le mouvement œcuménique a lui aussi besoin de la même réforme et de la même rénovation qu’on exige de tous les partenaires, si l’on veut que quelque chose change dans le nouveau siècle.

4. Cela m’amène à un quatrième point, à l’âme et au cœur du mouvement œcuménique, l’œcuménisme spirituel.[28] Lorsque nous parlons d’œcuménisme spirituel, nous n’employons pas ce concept – malheureusement usé avec excès – pour désigner une spiritualité vague, faible, purement sentimentale, irrationnelle et subjective, qui ne tient pas compte de la tradition objective de l'Église, ou même qui l’ignore. Il n’indique pas un esprit quelconque, mais l'Esprit de Jésus Christ, qui confesse que « Jésus est Seigneur » (1 Co 12,3). Ainsi, l’œcuménisme spirituel signifie l’enseignement de l’Écriture, de la tradition vivante de l'Église et des résultats de dialogues œcuméniques qui ont été personnellement et entièrement assimilés, qui sont pleins de vie et deviennent lumière et force dans notre vie quotidienne.

L’activisme œcuménique, à lui seul, devient de la bureaucratie sans âme et est destiné à s’épuiser de lui-même ; le débat académique entre spécialistes, sans autre chose, pour important qu’il soit, échappe aux fidèles « normaux » et ne fait qu’effleurer leur cœur et leur vie. Nous ne pouvons étendre le mouvement œcuménique qu’en l’approfondissant.

Dans l’œcuménisme spirituel, la première place revient à la prière,[29] qui s’unit à la propre prière de Jésus la veille de sa passion, « que tous soient un » (Jn 17,21). Cette prière a son point culminant dans la « Semaine de prière pour l’unité des chrétiens ». L’unité des chrétiens ne peut pas être le fruit de l’effort humain seulement ; en tant qu’êtres humains nous ne pouvons pas « faire » l’unité ni l’organiser. Nous ne pouvons que la recevoir comme un don de l'Esprit. J’ajouterais en outre la lecture et la méditation en commun de l’Écriture Sainte, les échanges entre monastères et mouvements spirituels, les visites aux lieux de pèlerinage et aux centres de spiritualité. Un des signes les plus encourageants est la récente diffusion de réseaux œcuméniques spirituels entre mouvements spirituels, monastères, fraternités et congrégations religieuses.

Le Pape Jean-Paul II nous rappelait une autre forme importante d’œcuménisme, qui peut donner une vigueur nouvelle à notre engagement œcuménique : l’œcuménisme de la grande « nuée de témoins » (He 12,1), surtout ceux qui ont donné leur vie pour le Christ, les nombreux martyrs de beaucoup de nos Églises, orthodoxes, catholiques et protestantes, du XXe siècle.[30] Si c’est vrai ce que Tertullien disait déjà au début du IIIe siècle, que le sang des martyrs est la semence de la nouvelle chrétienté,[31] nous pouvons alors appliquer cette phrase célèbre également au mouvement œcuménique et dire : le sang de tant de martyrs de tant d’Églises au XXe siècle est la semence de l’unité des Églises au XXIe siècle.

5. Le cinquième et dernier point est l’œcuménisme pratique. L’unité de l'Église, en soi, n’est pas un but. L’unité de l'Église est un instrument, un signe, une anticipation de l’unité de toute l’humanité. Cette affirmation est fondamentale dans les documents du Concile Vatican II,[32] et elle est très souvent développée par le COE.[33]

En fait, depuis ses premiers débuts à Édimbourg, le mouvement œcuménique a été intimement lié au mouvement missionnaire et à la Commission « Mission et évangélisation ». De sa nature, l'Église est missionnaire,[34] tandis que nos divisions font « obstacle à la plus sainte des causes, la prédication de l’Évangile à toute créature ».[35] Aujourd'hui, la tâche missionnaire confiée à l'Église est loin d’être accomplie ; en ce début du XXIe siècle, elle est à un nouveau départ.[36]

La conférence « Mission et Évangélisation » qui s’est tenue à Bangkok en 1973 était consciente de la nouvelle situation missionnaire de notre monde postcolonial, mais sa proposition de moratoire et sa compréhension contextuelle de la mission souleva des questions cruciales du côté évangélique. La conférence d’Athènes d’il y a quelques mois, a été un nouveau départ, bien que les réponses communes fassent encore défaut. Cela a des conséquences pour le mouvement œcuménique au XXIe siècle. Il n’y aura pas de nouvel enthousiasme œcuménique sans un esprit et une théologie missionnaires rénovés pour la nouvelle situation missionnaire dans les cinq continents.

Le contexte universel de l’engagement pour l’unité de l'Église a d’ultérieures implications pour la diakonia sociale et politique, le témoignage pratique, ainsi que pour la dignité de la personne humaine, les droits de l’homme, la sainteté de la vie, les valeurs de la famille, l’éducation, la justice et la paix, les services de santé, la sauvegarde de la création, enfin et surtout pour le dialogue interreligieux.

Dans tous ces domaines nous pouvons travailler ensemble, et cette coopération peut nous rapprocher les uns des autres. Mais, comme l’expérience le montre, ces problèmes d’ordre pratique peuvent avoir, et en fait, ils ont malheureusement souvent eu également des conséquences qui divisent. Le slogan œcuménique : "la doctrine divise, la pratique unit" n’est donc nullement évident. Déjà dans le passé, les implications politiques ont fréquemment fait que des conflits théologiques se soient terminés par des divisions au sein  de l'Église ; aujourd'hui, les options politiques séculières ont souvent un effet semblable.

La théologie peut dégénérer en une idéologie nationaliste, de droite ou de gauche, ou en une utopie séculière. Des exemples de ce type de danger se trouvent facilement ; aucune Église, pas plus que le COE, n’est immunisée contre de telles tendances ni contre la perte de la base théologique et des buts de l’œcuménisme. Une réflexion théologique autocritique pondérée et le discernement de l'Esprit sont nécessaires pour un sain développement du mouvement œcuménique au XXIe siècle.

Au cours des ans, les questions traitées dans le débat œcuménique sont passées de l’éthique politique à l’éthique individuelle, surtout en ce qui concerne le comportement sexuel. Dans le passé, il existait un large consensus sur ces questions ; à présent, de nouvelles différences, inconnues auparavant, sont apparues. On pourrait dire que ce ne sont pas là les questions les plus importantes dans la hiérarchie des vérités. C’est vrai. Néanmoins, elles ont une énorme force émotive et, par conséquent, une énorme force de division également, comme le montrent des exemples récents. Ce ne sont pas des adiaphora. Sous les problèmes concrets, on découvre facilement des vues anthropologiques et des questions d’herméneutique biblique plus profondes. Aussi est-il regrettable que le projet du GMT sur l’anthropologie n’ait pas pu être complété pendant la dernière période ; il y a encore un vaste domaine pour « Foi et Constitution » également. Ce qui est en jeu n’est rien moins que la contribution œcuménique à un nouvel humanisme au XXIe siècle.

 

Conclusion

L'Église catholique est consciente et se réjouit des progrès accomplis dans le pèlerinage œcuménique au cours du siècle passé. Mais il reste beaucoup plus à faire que ce qui a déjà été accompli. Nous ne sommes qu’au prélude d’un nouveau début. Pour partir dans le nouveau siècle avec un enthousiasme et une énergie renouvelés, nous devons préciser les bases, la vision, les méthodes et la pratique du mouvement œcuménique, et nous avons surtout besoin d’un œcuménisme spirituel.

Depuis le début, le mouvement œcuménique a été et continuera d’être une impulsion et un don de l'Esprit-Saint.[37] Les activités œcuméniques qui ne sont pas fondées sur l’œcuménisme spirituel deviendront très vite une routine sans âme, tandis que l’œcuménisme spirituel nous apportera la conviction que celui qui a fait naître tout le mouvement œcuménique est fidèle et le conduira à son accomplissement. Dans cet espoir, nous pouvons entreprendre avec courage et confiance le travail dans le XXIe siècle. Nous espérons qu’avec l’aide de Dieu, ce sera un siècle œcuménique.

 

 

 

 

[1] Deuxième Concile du Vatican, Décret sur l’œcuménisme, Unitatis Redintegratio, 1.

[2] Par exemple, dans la Lettre encyclique Ut unum sint (1995), 3.

[3] Ibid., 99.

[4] L’Osservatore Romano (édition anglaise) n° 18, 4 mai 2005, p. 3.

[5] Cf. J. Delaney, From Cremona to Edinburgh and the World Missionary Council of 1910, West Haven, Connecticut, 1999.

[6] Ce message a été publié dans le Rapport de la Commission VIII sur la coopération et la promotion de l’unité, de la Conférence missionnaire mondiale de 1910-

[7] Cf. AAS 2, 195, 12-17.

[8] Cf. Conseil œcuménique des Églises, Directoire 2005, Constitution, I Base, COE, Genève, 2005. Le statut ecclésial du COE a été précisé par la Déclaration de Toronto, L'Église, les Églises et le Conseil œcuménique des Églises : l’importance ecclésiologique du COE (1950).

[9] Ut unum sint, 42.

[10] Cf. Thomas Stransky, “Criticism of the Ecumenical Movement and of the WCC”, in Dictionary of the Ecumenical Movement, WCC Genève, 2002, 278-284.

[11] Cf. Philip Jenkins, The Next Christendom. The Coming of Global Christianity, Oxford University Press, Oxford 2002.

[12]  Sur un total de 120 conseils d’Églises dans le monde, l'Église catholique est membre de 70 d’entre eux.

[13] Cf. Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens, Directoire pour l’application des principes et des normes sur l’œcuménisme, Cité du Vatican 1993, 166-1710.

[14] Cf. Conseil œcuménique des Églises, Directoire 2005, Constitution, I Base, COE, Genève, 2005, 65 ; Unitatis Redintegratio, 1.

[15] Conseil œcuménique des Églises, Directoire 2005, III. But et fonctions, COE, Genève, 2005.

[16] Conseil œcuménique des Églises, Avancer ensemble. Rapport officiel de la Huitième Assemblée du Conseil œcuménique des Églises, Genève, 1999.

[17] Ibid.

[18] Unitatis Redintegratio, 3.

[19] Confessio Augustana, Art. 7 (BSELK 61).

[20] Cf. Unitatis Redintegratio, 18.

[21] Ut unum sint, 28.

[22] Unitatis Redintegratio, 7 ; Ut unum sint, 15 s; 33-35 ; 82-84.

[23] Groupe des dombes, Pour la conversion des Églises, COE, Genève, 1993.

[24] Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo Millennio Ineunte, 2001, 43.

 

[25] Unitatis Redintegratio, 6.

[26] Ut unum sint, 34.

[27] Concile Vatican II , Lumen gentium, 8.

[28] Unitatis Redintegratio, 8 ; Ut unum sint, 21.

[29] Ut unum sint, 21-27.

[30] Ut unum sint. 1 ; 48 ; 83 s.

[31]  Tertullien, Apologeticum, 50, 14.

[32]  Concile Vatican II, Lumen gentium, 1; 9; Gaudium et Spes, 42, et autres.

[33]  Surtout l’Assemblée du COE d’Uppsala en 1968, avec le thème « Voici, je fais toutes choses nouvelles », qui a marqué le début d’une orientation anthropologique, sociale et éthique, plus séculière et un peu problématique du COE.

[34]  Concile Vatican II, Ad Gentes, 2.

[35]  Unitatis Redintegratio, 1.

[36]  Jean-Paul II , Encyclique Redemptor Missio (1990), 1.

[37] Unitatis Redintegratio, 1 ; 4.