PREMIÈRE VISITE DU CARDINAL KUR KOCH AU CONSEIL OECUMÉNIQUE DES ÉGLISES

9-10 mai 2011

 

L’OECUMÉNISME EN TANT QUE PARTICIPATION À LA PRIÈRE DE JÉSUS[1]

Homélie du Cardinal Kurt Koch

 

Quiconque dans sa vie s’est trouvé au chevet d’une personne mourante proche et chère n’a certainement pu que constater qu’un être humain qui s’apprête à mourir n’a que faire des choses sans importance mais a besoin de dire ce qui lui tient le plus à cœur et ce qu’il estime urgent de laisser à la postérité. Habituellement, nous tentons de garder vivantes dans notre mémoire les dernières paroles qu’un être cher a prononcé peu avant sa mort. Nous leur accordons une importance toute particulière. Ces dernières paroles nous apparaissent alors comme le concentré de toute la vie de cette personne, comme ses dernières intentions et son testament. C’est dans cette même attitude, avec cette attention très spéciale, que nous écoutons la prière d’adieu de Jésus dans laquelle l’unité de ses disciples occupe une place si particulière. Parce que dans cette prière, le regard de Jésus va bien au-delà de la communauté de disciples qu’il avait formée à cette époque et s’adresse à tous ceux qui « grâce à leur parole croient en moi » (v. 20), la lecture de ce passage nous offre la meilleure indication de ce dont il est vraiment question quand nous parlons d’efforts œcuméniques. Si la raison d’être de l’œcuménisme n’est pas simplement d’ordre philanthropique mais repose véritablement sur la christologie, cet engagement ne peut être autre que « participation à la prière sacerdotale de Jésus »[2]. C’est pourquoi j’aimerais simplement soumettre à votre attention quelques thèmes de réflexion que le texte bien connu mais néanmoins aux ressources inépuisables qu’est Jean 17 me suggère et par là même faire le point quant à notre responsabilité œcuménique.

 

PRIMAUTÉ DE LA PRIÈRE

« Que tous soient un ». Cette prière nous indique avant tout que Jésus n’ordonne pas à ses disciples d’être unis ni n’exige d’eux cette unité mais qu’il prie pour elle. La prière pour l’unité de tous les chrétiens est et demeure la clef qui définit l’ensemble des efforts œcuméniques. Très tôt, cette indication s’est exprimée de façon tangible, du fait que la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens a pris pied dès le commencement du mouvement œcuménique et continue d’être célébrée chaque année en janvier. Le Concile Vatican II aussi a vu dans l’œcuménisme spirituel « l’âme du mouvement œcuménique »[3]. Par cette prière, nous exprimons notre foi que l’unité ne peut être le résultat de nos efforts humains ; elle peut seulement nous être accordée. Car ainsi que l’a souligné Benoît XVI, « l’unité ne vient pas du monde ; il n’est pas possible de la tirer des forces du monde. Les forces mêmes du monde conduisent à la division : nous le voyons. Dans la mesure où le monde est à l’œuvre dans l’Église, dans la chrétienté, cela entraîne des divisions. L’unité ne peut venir que du Père par le Fils »[4].

La possibilité d’accéder à cette relation Père-Fils s’ouvre à nous surtout dans la prière. Elle nous appelle à ne pas céder à la vanité de nous croire supérieurs pour pouvoir mettre nos vies devant Dieu en tant que chrétiens et en tant qu’Églises, comme ceci a effectivement lieu en réalité. Si nous voulons être honnêtes envers nous-mêmes, il nous faut avouer que fondamentalement nos vies et nos Églises se trouvent dans une situation de dépendance et qu’elles ont besoin d’aide. Prier signifie reconnaître que nous sommes pauvres et que nous nous remettons totalement dans les mains de Dieu. L’être humain est un « mendiant de Dieu » comme l’affirmait si justement saint Augustin. Naturellement, il existe aussi d’étranges mendiants qui se comportent comme s’ils étaient riches, qui sont fiers et rétifs, qui quoi qu’il en soit, à cause de leur méprise, n’y gagnent rien. De tels mendiants sont en définitive des figures stupides et ridicules. De la même manière, les chrétiens qui prétendent ne pas avoir besoin du don de Dieu qu’est l’unité et qui par conséquent sont incapables de prier Dieu en ce sens, sont des caricatures d’eux-mêmes car ils se comportent – naturellement en vain – comme des mendiants qui seraient déguisés en millionnaires.

La prière pour l’unité nous rappelle au contraire que in oecumenicis également, nous devons nous considérer comme des mendiants de Dieu, que tout n’est pas faisable en œcuménisme comme dans la vie, que nous devons laisser place à l’œuvre de l’Esprit Saint qui n’est pas à notre disposition et avoir confiance en lui au moins autant qu’en nos propres actions. L’œcuménisme ne peut s’accomplir qu’en présence de l’Esprit. En tant que Nous vivant entre le Père et le Fils dans la vie intérieure divine, l’Esprit Saint représente le Nous créateur entre le Dieu Trinité et nous chrétiens, et le Nous libérateur entre les chrétiens et les Églises chrétiennes, si bien que l’Esprit est toujours davantage présent dans les relations œcuméniques.

 

L’UNITÉ COMME ICÔNE DE LA TRINITÉ

La primauté et la centralité de la prière nous conduisent à la seconde indication. Jésus prie d’une manière très précise pour l’unité de ses disciples : «Qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi » (v. 22). Pour Jésus lui-même, le plus solide fondement de l’unité parmi ses disciples se trouve dans l’unité d’amour trinitaire entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans la vie intérieure divine. Cet amour trinitaire constitue en même temps l’image originelle la plus transparente de l’unité des chrétiens et des Églises.

Ce en quoi cela consiste précisément devient alors visible si nous considérons que dans la vie trinitaire en Dieu deux dimensions entrent en jeu au même moment. Il existe avant tout en Dieu une place pour l’autre et, par conséquent, pour la multitude. Car le Père est autre que le Fils, comme le Fils est à son tour autre que l’Esprit Saint. Au sein de la divine trinité existe une merveilleuse diversité de personnes. Mais il existe en Dieu également une merveilleuse unité de la vie divine. Bien que le Père soit autre que le Fils et que le Fils soit à son tour autre que l’Esprit Saint, les personnes divines vivent néanmoins en partenaires de « trilogue » céleste de niveau équivalent : le Père est Dieu, le Fils est Dieu et l’Esprit Saint est Dieu. Le Dieu Trinité représente en soi une communion vivante dans la relation originelle d’unité dans l’amour.

A la lumière de ce mystère divin, l’Église apparaît comme la dimension salvifique préétablie par le Dieu Trinité ou, ainsi que le soulignait le Concile Vatican II, comme « le peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint »[5]. L’unité ecclésiale et œcuménique s’enracine donc en définitive dans la communion trinitaire et l’Église est l’icône de la Trinité. Mais l’Église ne peut être une icône de la trinité et l’œcuménisme ne peut le devenir que si grâce à un processus de purification et de réconciliation, elle surmonte les différences sources de divisions et si elle réussit à vivre dans une diversité réconciliée. C’est vers ce but que l’œcuménisme doit aujourd’hui poursuivre sa route.

 

L’UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ

Nous voici maintenant arrivés à un point d’où il nous est possible d’entrevoir la troisième indication. Si le mystère de la foi du Dieu Trinité doit être perceptible dans l’unité des chrétiens, cette unité ne saurait être une simple unité invisible ; elle doit au contraire assumer une forme visible. En conséquence, il n’est bien entendu pas suffisant que les différentes Églises et Communautés ecclésiales se reconnaissent tout simplement les unes les autres de manière réciproque comme des Églises et donc des parties de l’unique Église de Jésus Christ. Cela signifierait qu’il y a identification entre la somme de tous les organismes ecclésiaux existants et le corps du Christ et que l’Église une se trouverait réduite à l’état de fantôme alors que c’est précisément sa corporalité qui est essentielle. Toutefois, une partie essentielle de cette corporalité demeure également sa communion visible dans la foi, les sacrements et le ministère ecclésial.

Si l’unité des chrétiens doit être le reflet de la communion de la vie trinitaire de Dieu, il ne peut s’agir d’autre part que d’une unité dans la multitude et d’une multitude dans l’unité. Cela revient à un exercice de funambulisme que Blaise Pascal avait déjà défini en ces termes : « L’unité sans la diversité est une tyrannie, la diversité sans l’unité conduit au chaos ». Aujourd’hui l’œcuménisme doit encore chercher son chemin entre tyrannie et chaos. Ceci n’a rien de simple car l’esprit de notre temps donne absolument la priorité à la diversité au détriment de l’unité. Le dogme fondamental de l’esprit de notre temps maintient que nous ne sommes pas capables ni ne sommes autorisés à revenir, ne serait-ce qu’en pensée, à la pluralité de la réalité si nous ne voulons pas que notre manière de penser soit suspectée de totalitarisme et que la pluralité soit considérée comme l’unique façon dont le tout peut nous être accordé. Cet abandon de principe de l’idée d’unité est caractéristique du post-modernisme qui « n’est pas simplement acceptation et tolérance de la pluralité mais bien plutôt un choix délibéré en faveur du pluralisme »[6]. Par conséquent, toute recherche de l’unité – également et tout particulièrement dans le domaine de l’œcuménisme – apparaît suspecte dès le départ. L’unité est donc considérée au mieux comme la reconnaissance tolérante de la pluralité.

Une telle attitude porte habituellement à se résigner ou à se contenter du pluralisme des Églises sans prétendre à l’unité et à la recherche d’obligations communes. Il est coutumier que nous acceptions la pluralité des différentes dénominations sans aspirer à la communion et à l’unité visible. A l’égard de cette attitude qui peut sembler comme une sorte d’humilité mais qui est en définitive une modestie de faibles, nous devons nous souvenir que l’unité est un élément fondamental indispensable des Saintes Écritures et de la Tradition. Selon elles, la division et la dispersion sont la conséquence du péché et de la confusion babylonienne des langues à laquelle les Saintes Écritures répondent par l’annonce qu’il existe un seul Dieu, un seul rédempteur, un seul Esprit, un seul baptême et une seule Église.

 

ŒCUMÉNISME ET ÉVANGÉLISATION

Ceci dit, le but réel de la responsabilité œcuménique n’est toujours pas en vue. C’est pourquoi la quatrième indication que j’aimerais suggérer est la constatation que Jésus prie pour l’unité parmi ses disciples : « Et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (v. 23). Par cette clause finale, Jean l’évangéliste entend signifier que l’unité parmi les disciples de Jésus n’est pas une fin en soi mais sert à rendre plus crédible sa mission et celle de son Église dans le monde.

La célébration du centenaire de la première Conférence missionnaire mondiale à Édimbourg (Écosse) en 1910 a également servi à nous rappeler la finalité de la recherche œcuménique de l’unité. Cette conférence devait faire face au scandale de la compétition à laquelle se livraient les diverses dénominations chrétiennes dans leur tâche missionnaire, par conséquent au détriment d’une évangélisation crédible. Étant donné que les Églises ne peuvent rendre un juste témoignage que si elles parviennent à surmonter leurs divisions dans la foi et la vie, à Édimbourg l’évêque anglican Charles Brent avait par exemple demandé que d’intenses efforts soient accomplis pour surmonter les différences doctrinales et ecclésiales qui sont autant d’obstacles sur le chemin de l’unité.

Ayant fondamentalement conscience que la division des chrétiens représentait l’obstacle majeur à la mission dans le monde, l’évangélisation a progressivement gagné de l’importance dans la liste des préoccupations œcuméniques. Depuis Édimbourg, le souci œcuménique et l’engagement missionnaire sont donc associés l’un à l’autre, et la mission et l’œcuménisme se présentent comme deux frères siamois dépendant l’un de l’autre et s’aidant réciproquement. De nos jours, nous devons composer notre témoignage chrétien dans une tonalité œcuménique, de manière à ce que sa mélodie soit une symphonie et ne tourne pas à la cacophonie. En œcuménisme, il existe donc une chose qui est de loin plus importante que tous les objectifs de la politique ecclésiale : le renouvellement quotidien du processus de maturation de ce qui est essentiel, à savoir une foi qui s’accomplit dans l’amour. La recherche œcuménique d’une vérité commune dans la foi entend aussi agir dans le monde conformément à l’éthique, de sorte que la foi devienne amour et reflète l’amour sans limite dont Jésus nous a fait la grâce et dans lequel nous devrions nous ancrer toujours plus profondément afin de trouver l’unité qui vit déjà de toute éternité dans l’unité du Dieu Trinité.

 

L'ŒCUMÉNISME EN PROFONDEUR ET EN LARGEUR

La manière la plus belle d’expliquer ce que l’on nous demande est de citer un épisode de l’amitié qui liait saint François d’Assise et sainte Claire. Un jour où ils voulaient se revoir, ils se rencontrèrent près d’un ruisseau, chacun se trouvant cependant sur une berge différente. Étant donné que le ruisseau était trop large à traverser, ils en conclurent qu’ils devaient remonter de chaque côté jusqu’à la source, là où il devenait plus petit et plus étroit. Arrivés à la source du ruisseau, ils n’eurent aucune difficulté à se rejoindre et à célébrer leur amitié spirituelle.

Je vois dans cet épisode une image à la fois frappante et utile de la situation actuelle de l’œcuménisme. Là aussi, nous avons constamment l’impression que les diverses Églises sont éparpillées sur les deux berges d’un ruisseau encore plutôt large. Le ruisseau ne pouvant être traversé, elles sont incapables de se rejoindre et ont besoin de temps à autre d’élever la voix pour pouvoir se parler. Dans une telle situation, l’œcuménisme a besoin de la sagesse de François et Claire qui les encouragea à remonter de chaque côté du ruisseau pour atteindre la source. Car si les différentes Églises réussissent à trouver la source commune de l’unité que Jésus Christ à établie pour nous, elles se trouveront également les unes les autres.

C’est là le plus profond mystère de l’Église et de l’œcuménisme qui ne porte pas à la résignation mais au contraire nous appelle véritablement à continuer de suivre le chemin de l’œcuménisme avec une sérénité passionnée et une passion sereine. Car l’œcuménisme ne peut que s’accroître en largeur s’il gagne toujours davantage en profondeur. Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’œcuménisme chrétien deviendra participation véritable à la prière sacerdotale de Jésus et que nous prendrons complètement au sérieux ses paroles d’adieu. La profondeur dans laquelle nous devrions être ancrés, Jésus nous la résume en un seul mot : la « gloire » que le Fils nous donne par sa présence dans l’Esprit Saint (v. 24). Aujourd’hui encore, c’est cette confiance et celle que suscite un travail constant en vue du rétablissement de l’unité des chrétiens qui sont l’élixir de vie de l’œcuménisme.

 

 

 

[1] Homélie prononcée au Conseil œcuménique des Églises, à Genève, le 9 mai 2011.

[2] W. Kardinal Kasper, Wege der Einheit. Perspektiven für die Őkumene, Freiburg i. Br. 2005, 204.

[3] Unitatis redintegratio, 8.

[4] J. Ratzinger – Benoit XVI, Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection (Éditions du Rocher 2011), 118.

[5] Lumen gentium, 4.

[6] Cf. W. Kardinal Kasper, “Die Kirche nagesichts der Herausforderungen des Postmoderne” in W. Kasper, Theologie und Kirche. Vol. 2, Mainz 1999, 249-264, part. 252-255 : Absage an das Einheitspostulat : Der pluralistische Grundzug der Postmoderne, cit. 253.