COMMISSION INTERNATIONALE ANGLICANE-CATHOLIQUE ROMAINE (ARCIC)

 

MARIE : GRÂCE ET ESPÉRANCE DANS LE CHRIST

ACCORDS ARCIC – SEATTLE

 

Préface des Coprésidents

Au cours du trajet sans cesse poursuivi vers la pleine communion, l’Église catholique romaine et les Églises de la Communion anglicane ont, pendant de nombreuses années, étudié dans un contexte de prière un certain nombre de questions concernant la foi que nous partageons et la façon dont nous l’exprimons dans la vie et le culte de nos deux familles de croyants. Nous avons soumis des accords au Saint-Siège et à la Communion anglicane pour commentaire, plus ample clarification si besoin et acceptation conjointe de leur conformité avec la foi des anglicans et des catholiques romains.

En rédigeant le présent accord, nous avons puisé dans les Écritures et dans la tradition commune d’avant la Réforme et la Contre-Réforme. Comme dans les documents antérieurs de l’ARCIC, nous avons eu le souci d’utiliser un langage qui reflète ce que nous tenons en commun et qui transcende les controverses du passé. Dans ce rapport, il nous fallait en même temps nous confronter franchement à des définitions dogmatiques qui font partie intégrante de la foi des catholiques romains mais qui sont étrangères à la foi des anglicans. Les membres de la Commission internationale anglicane-catholique romaine ont cherché, au fil du temps, à englober les façons qu’ont les uns et les autres de faire de la théologie et ont considéré ensemble le contexte historique dans lequel certaines doctrines se sont développées. Ce faisant, nous avons appris à recevoir de manière nouvelle nos propres traditions, éclairées et approfondies par la compréhension et l’appréciation de la tradition des uns et des autres.

Notre accord au sujet de la bienheureuse Vierge Marie en tant que modèle de grâce et d’espérance reflète très fort nos efforts pour rechercher ce que nous tenons en commun et rend hommage à des aspects importants de notre héritage commun. Marie, la mère de notre Seigneur Jésus Christ, se tient devant nous comme un exemple d’obéissance fidèle et son « Qu’il m’advienne selon ta parole » est la réponse pleine de grâce que chacun de nous est appelé à faire à Dieu, à la fois personnellement et dans la communauté en tant qu’Église, corps du Christ. C’est en tant qu’elle est une figure de l’Église, levant ses bras pour la prière et la louange, les mains ouvertes, réceptive et disponible pour l’effusion de l’Esprit Saint, que nous sommes unis à Marie qui glorifie le Seigneur. En toute vérité Marie déclare, dans son chant rapporté dans l’évangile de Luc : « à partir de ce jour toutes les générations me diront bienheureuse ».

Nos deux traditions partagent beaucoup des fêtes associées à Marie. Notre expérience nous a fait découvrir que c’est dans le domaine de la liturgie que nous réalisons notre plus profonde convergence, lorsque nous rendons grâce à Dieu pour la Mère du Seigneur qui est une avec nous dans cette vaste communauté d’amour et de prière que nous appelons la communion des saints.

Alexander J. Brunett

Peter F. Carnley

Seattle, fête de la Présentation, 2 février 2004

 

 

 

Le statut du document

Le document ici publié est l’œuvre de la Commission internationale anglicane – catholique romaine (ARCIC). C’est un rapport commun de la commission. Les autorités qui ont mandaté la commission ont autorisé la publication de ce rapport pour qu’il puisse faire l’objet d’une large discussion. Ce n’est pas une déclaration autorisée émanant de l’autorité de l’Église catholique romaine ou de la Communion anglicane, qui examineront et apprécieront le document en temps utile.

Fait foi pour ce document le texte original en anglais. Pour les citations bibliques nous suivons de près, dans la présente traduction française, la New Revised Standard Version, en nous appuyant cas par cas sur l’une des grandes traductions françaises existantes. *

 

 

MARIE : GRÂCE ET ESPÉRANCE DANS LE CHRIST

Le rapport de Seattle

 

Introduction 

1. En honorant Marie comme Mère du Seigneur, toutes les générations d’anglicans et de catholiques romains ont fait écho à la salutation d’Élisabeth : « Bénie es tu entre les femmes et béni est le fruit de ton ventre » (Luc 1, 42). La Commission internationale anglicane – catholique romaineprésente maintenant cette déclaration d’accord sur la place de Marie dans la vie et la doctrine de l’Église avec l’espoir qu’elle exprime notre foi commune au sujet de celle qui, de tous les croyants, est la plus proche de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ. Nous le faisons à la demande de nos deux Communions, en réponse aux questions qui nous ont été soumises. Une consultation spéciale d’évêques anglicans et catholiques romains, réunie sous la direction de l’archevêque de Cantorbéry, le Dr George Carey, et du cardinal Edward I. Cassidy, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, à Mississauga, Canada, en 2000, a expressément demandé à l’ARCIC « une étude sur Marie dans la vie et la doctrine de l’Église ». Cette demande rappelle l’observation du rapport de Malte (1968) notant que « les différences réelles ou apparentes entre nous se font jour dans des questions comme… les définitions mariales promulguées en 1854 et 1950 ». Plus récemment, dans Ut unum sint (1995), le pape Jean-Paul II a identifié comme un des thèmes à approfondir par toutes les traditions chrétiennes pour parvenir à un vrai consensus dans la foi « la Vierge Marie, mère de Dieu et icône de l’Église, Mère spirituelle qui intercède pour les disciples du Christ et pour toute l’humanité » (§ 79).

2. L’ARCIC a abordé une fois précédente ce sujet. Autorité dans l’Église II (1981) a déjà pris acte d’un niveau d’accord significatif :

« Nous sommes d’accord qu’il ne peut y avoir qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus Christ, et nous rejetons toute interprétation du rôle de Marie qui obscurcit cette affirmation. Nous sommes d’accord pour reconnaître que la compréhension chrétienne de Marie est inséparablement liée avec les doctrines du Christ et de l’Église. Nous sommes d’accord pour reconnaître la grâce et la vocation unique de Marie, Mère de Dieu incarné (Theotókos) en observant ses fêtes et en l’honorant à l’intérieur de la communion des saints. Nous sommes d’accord qu’elle a été préparée par la grâce divine pour être la mère de notre Sauveur par qui elle-même a été sauvée et reçue dans la gloire. En outre, nous sommes d’accord pour reconnaître en Marie un modèle de sainteté, d’obéissance et de foi pour tous les chrétiens. Nous acceptons qu’il est possible de la regarder comme une figure prophétique de l’Église de Dieu avant comme après l’Incarnation » (§ 30).

Cependant le même document relève des différences qui subsistent :

« Les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption soulèvent un problème particulier pour ceux des anglicans qui ne pensent pas que les définitions précises données par ces dogmes soient suffisamment fondées dans l’Écriture. Pour beaucoup d’anglicans l’autorité d’enseignement de l’évêque de Rome, exercée indépendamment d’un concile, n’est pas mise positivement en lumière par sa proclamation de ces doctrines mariales comme des dogmes obligatoires pour tous les croyants. Les anglicans peuvent aussi se demander si lors d’une future union entre les deux Églises on leur demanderait de souscrire à ces déclarations dogmatiques. » (§ 30).

Ces réserves en particulier ont été notées dans le document officiel Réponse du Saint-Siège au rapport final (1991, § 13). Ayant pris ces croyances partagées et ces questions comme point de départ de notre réflexion, nous sommes maintenant en mesure d’affirmer un nouvel accord significatif sur la place de Marie dans la vie et la doctrine de l’Église.

3. Le présent document propose un relevé plus complet de notre foi partagée concernant la bienheureuse Vierge Marie et fournit ainsi le contexte d’une appréciation commune du contenu des dogmes mariaux. Nous abordons aussi les différences de pratique, y compris l’invocation explicite de Marie. Cette nouvelle étude sur Marie a bénéficié de notre précédente étude sur la « réception » dans Le don de l’autorité (1999). Nous y avons conclu que, lorsque l’Église reçoit et admet ce qu’elle reconnaît comme l’expression authentique de la Tradition confiée une fois pour toutes aux Apôtres, cette réception est un acte à la fois de fidélité et de liberté. La liberté de répondre de manière renouvelée face à de nouveaux défis est ce qui rend l’Église capable d’être fidèle à la Tradition qu’elle transmet. En d’autres occasions, certains éléments de la Tradition apostolique peuvent être oubliés, négligés ou malmenés. Dans ces situations, un recours renouvelé à l’Écriture et à la Tradition remet en mémoire la révélation de Dieu dans le Christ : nous appelons ce processus re-réception (cf. Don 24-25). Le progrès dans le dialogue et la compréhension œcuméniques suggère que nous avons maintenant une occasion de re‑recevoir ensemble la tradition sur la place de Marie dans la révélation de Dieu.

4. Depuis ses débuts l’ARCIC a cherché à remonter en arrière des positions opposées et bien arrêtées pour découvrir et développer notre héritage commun de foi (cf. Autorité I 25). A la suite de la Déclaration commune de 1966 du pape Paul VI et de l’archevêque de Cantorbéry, le Dr Michael Ramsey, nous avons continué notre « dialogue sérieux… fondé sur les évangiles et les traditions anciennes communes » ? Nous nous sommes demandés jusqu’à quel point la doctrine et la dévotion concernant Marie font partie d’une « réception » légitime de la Tradition apostolique en conformité avec les Écritures. Cette Tradition a comme noyau la proclamation de « l’économie » trinitaire « du salut », qui fonde la vie et la foi de l’Église dans la communion divine du Père, du Fils et de l’Esprit. Nous avons cherché à comprendre la personne de Marie et son rôle dans l’histoire du salut et dans la vie de l’Église à la lumière d’une théologie de la grâce divine et de l’espérance. Une telle théologie est profondément enracinée dans l’expérience constante de la liturgie et de la dévotion chrétiennes.

5. La grâce de Dieu appelle et rend possible la réponse humaine (cf. Le Salut et l’Église 9). On le voit dans le récit évangélique de l’Annonciation, où le message de l’ange provoque la réponse de Marie. L’Incarnation et tout ce quelle a entraîné, y compris la passion, la mort et la résurrection du Christ et la naissance de l’Église, se produisent grâce au fiat librement exprimé par Marie – « qu’il m’advienne selon ta parole » (Luc 1, 38). Nous reconnaissons dans l’événement de l’Incarnation le « oui » gratuit de Dieu à l’humanité dans son ensemble. Cela nous rappelle une fois de plus les paroles de l’Apôtre dans 2 Corinthiens 1, 18‑20 (Don 8ss) : toutes les promesses de Dieu reçoivent leur « oui » dans le Fils de Dieu, Jésus Christ. Dans ce contexte le fiat de Marie peut être considéré comme l’exemple suprême de l’ « amen » d’un croyant en réponse au « oui » de Dieu. Les disciples chrétiens répondent à ce même « oui » avec leur propre « amen ». Ils savent ainsi qu’ils sont eux-mêmes ensemble les enfants de l’unique Père des cieux, nés de l’Esprit comme frères et sœurs de Jésus Christ, entraînés au sein de la communion d’amour de la sainte Trinité. Marie résume une telle participation à la vie de Dieu. Sa réponse n’a pas été faite sans profonde interrogation et elle s’est exprimée dans une vie marquée par une joie mêlée de peines qui l’a en fait menée au pied de la croix de son fils. Quand les chrétiens s’unissent dans l’« amen » de Marie au « oui » de Dieu dans le Christ, ils s’engagent eux-mêmes à une réponse obéissante à la Parole de Dieu, qui conduit à une vie de prière et de service. Comme Marie, ils ne glorifient pas seulement le Seigneur des lèvres : ils s’engagent eux-mêmes à servir la justice de Dieu par leurs vies (cf. Luc 1, 46‑55).

 

A. Marie selon les Écritures

6. Nous restons convaincus que les Écritures saintes, en tant que Parole de Dieu écrite, portent témoignage de façon normative du plan divin de salut, aussi est-ce vers elles que ce rapport se porte d’abord. En effet, il est impossible d’être fidèle à l’Écriture et de ne pas prendre Marie sérieusement en considération. Nous reconnaissons, toutefois, que, pendant plusieurs siècles, anglicans et catholiques romains ont interprété les Écritures tout en étant séparés les uns des autres. En réfléchissant ensemble au témoignage des Écritures concernant Marie, nous avons découvert plus que de simples aperçus attachants sur la vie d’une grande sainte. Nous nous sommes trouvés méditer avec étonnement et gratitude sur toute la trajectoire de l’histoire du salut : la création, l’élection, l’Incarnation, passion et résurrection du Christ, le don de l’Esprit dans l’Église et la vision finale de la vie éternelle pour tout le peuple de Dieu dans la nouvelle création.

7. Dans les paragraphes qui suivent, nous recourons à l’Écriture avec le souci de faire appel à toute la tradition de l’Église, au cours de laquelle furent utilisés des lectures riches et variées. Dans le Nouveau Testament, l’Ancien Testament est généralement interprété de manière typologique:[1] des événements et des images sont comprises en référence spécifique au Christ. Cette approche est développée ensuite par les Pères et les prédicateurs et auteurs du Moyen Âge. Les Réformateurs ont souligné la clarté et la suffisance de l’Écriture et ont appelé à un retour à la réalité centrale du message évangélique. Les approches historico-critiques ont tenté de discerner le sens voulu par les auteurs bibliques et de rendre compte des origines des textes. Chacune de ces lectures a ses limites et peut donner lieu à des exagérations ou à des déséquilibres : la typologie peut se laisser aller à des extravagances, les insistances de la Réforme devenir réductionnistes et les méthodes historico-critiques exagérément historicistes. Des approches plus récentes de l’Écriture attirent l’attention sur la gamme de lectures possibles d’un texte, notamment ses dimensions narratives, rhétoriques et sociologiques. Dans ce rapport nous cherchons à intégrer ce qui est valable dans chacune de ces approches comme correction et, en même temps, comme contribution à notre utilisation de l’Écriture. En outre, nous reconnaissons qu’aucune lecture d’un texte n’est neutre, mais que chacune est modelée par le contexte et l’intérêt de ses lecteurs. Notre lecture s’est effectuée dans le contexte de notre dialogue dans le Christ, au bénéfice de cette communion qui est sa volonté. C’est donc une lecture ecclésiale et œcuménique, qui cherche à considérer chaque passage concernant Marie dans le contexte du Nouveau Testament pris comme un tout, en regard de l’arrière-plan vétérotestamentaire et à la lumière de la Tradition.

 

Le témoignage de l’Écriture : une trajectoire de grâce et d’espérance

8. L’Ancien Testament porte témoignage à la création par Dieu des hommes et des femmes comme image divine et à l’appel aimant de Dieu invitant à une relation d’alliance avec lui-même. Même quand ils ont désobéi, Dieu n’a pas abandonné les êtres humains au péché et au pouvoir de la mort. Encore et encore Dieu a offert une alliance de grâce. Dieu a fait une alliance avec Noé, stipulant que plus jamais les eaux d’un déluge ne détruiraient « toute chair ». Le Seigneur a fait une alliance avec Abraham, stipulant que, par lui, toutes les familles de la Terre seraient bénies. Par Moïse il a fait une alliance avec Israël, stipulant que, obéissant à sa parole, les Israélites seraient une nation sainte et un peuple sacerdotal. Sans cesse les prophètes ont sommé le peuple de revenir de la désobéissance vers le Dieu de la grâce de l’alliance, d’accueillir la parole de Dieu et de la laisser porter fruit dans leur vie. Ils ont attendu un renouvellement de l’alliance où régnerait l’obéissance parfaite et le don parfait de soi. « Voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours, dit le Seigneur : je mettrai ma loi au dedans d’eux, et je l’écrirai sur leur cœurs ; et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » (Jérémie 31, 33). Dans la prophétie d’Ézéchiel cette espérance est exprimée non seulement en termes de bain et de purification, mais aussi de don de l’Esprit (Ézéchiel 36, 25–28).

9. L’alliance entre le Seigneur et son peuple est plusieurs fois décrite comme une liaison d’amour entre Dieu et Israël, la vierge fille de Sion, épouse et mère : « Je t’ai fait le serment solennel et j’ai contracté une alliance avec toi, déclaration du Seigneur Dieu, et tu es devenue mienne » (Ézéchiel 16, 8 ; cf. Isaïe 54, 1 et Galates 4, 27). Même quand il punit l’infidélité, Dieu reste pour toujours fidèle, promettant de restaurer la relation d’alliance et de rassembler le peuple dispersé (Osée 1–2 ; Jérémie 2, 2 ; 31, 3 ; Isaïe 62, 4‑5). L’image nuptiale est également utilisée dans le Nouveau Testament pour décrire la relation entre le Christ et l’Église (Éphésiens 5, 21‑33 ; Apocalypse 21, 9). En parallèle avec l’image prophétique d’Israël comme l’épouse du Seigneur, la littérature salomonienne de l’Ancien Testament caractérise la Sainte Sagesse comme l’assistante-ouvrière de Dieu (Prov 8, 22s ; cf. Sagesse 7, 22‑26), soulignant semblablement le thème de l’aptitude et de l’activité créatrice. Dans le Nouveau Testament ces motifs prophétiques et sapientiaux se combinent (Luc 11, 49) et s’accomplissent dans la venue du Christ.

10. Les Écritures parlent également de l’appel par Dieu de personnes particulières telles David, Élie, Jérémie et Isaïe, de sorte qu’à l’intérieur du peuple de Dieu certaines tâches spéciales puissent être accomplies. Elles portent témoignage au don de l’Esprit ou à la présence de Dieu qui les rend aptes à accomplir la volonté et le dessein de Dieu. On trouve aussi de profondes réflexions sur ce que signifie être connu et appelé par Dieu depuis les tout débuts de son existence (Psaume 139, 13‑16) ; Jérémie 1, 4‑5). Ce sens de l’émerveillement devant la grâce prévenante de Dieu est également attesté dans le Nouveau Testament, spécialement dans les écrits de Paul lorsqu’il parle de ceux qui sont « appelés suivant le dessein de Dieu », affirmant que ceux que Dieu « a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformés à l’image de son Fils… Et ceux qu’il a prédestinés, ils les a aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés il les a aussi glorifiés » (Romains 8, 28‑30 ; cf. 2 Timothée 1, 9). La préparation par Dieu à une tâche prophétique est bien illustrée dans les paroles dites par l’ange à Zacharie avant la naissance de Jean le Baptiste : « Il sera rempli de l’Esprit Saint, dès le sein de sa mère » (Luc 1,15 ; cf. Juges 13, 3‑5).

11. Suivant la trajectoire de la grâce de Dieu et de l’espérance d’une réponse humaine parfaite, ainsi que nous l’avons retracée dans les paragraphes qui précèdent, les chrétiens ont, dans la ligne des auteurs de Nouveau Testament, vu son point culminant dans l’obéissance du Christ. Dans ce contexte christologique, ils ont discerné un modèle semblable en celle qui devait recevoir la Parole dans son cœur et son corps, être recouverte de l’ombre de l’Esprit et donner naissance au Fils de Dieu. Le Nouveau Testament ne parle pas seulement de la préparation par Dieu de la naissance de son Fils, mais aussi de l’élection, de l’appel et de la sanctification par Dieu d’une femme juive dans la ligne de ces saintes femmes, comme Sarah et Anne, dont les fils ont accompli les desseins de Dieu pour son peuple. Paul parle du Fils de Dieu né « à la plénitude du temps » et « né d’une femme sous la Loi » (Galates 4, 4). La naissance du fils de Marie est l’accomplissement de la volonté de Dieu pour Israël, et la part de Marie dans cet accomplissement est celle du consentement libre et sans réserve dans le don de soi total et la confiance. « Voici je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Luc 1, 38 ; cf. Psaume 123, 2).

 

Marie dans le récit de la nativité de Matthieu

12. Bien que de nombreuses parties du Nouveau Testament fassent référence à la naissance du Christ, seuls deux évangiles, Matthieu et Luc, chacun selon sa perspective propre, narrent le récit de sa naissance et mentionnent expressément Marie. Matthieu intitule son livre « la genèse de Jésus Christ » (1, 1), en écho à la façon dont la Bible débute (Genèse 1, 1). Dans la généalogie (1, 1‑18) il fait remonter la genèse de Jésus par l’exil à David et finalement à Abraham. Il note le rôle invraisemblable joué dans le déroulement providentiel de l’histoire du salut d’Israël par quatre femmes, dont chacune d’entre elles pousse plus loin les frontières de l’Alliance. Cette insistance sur la continuité avec l’ancien est ensuite contrebalancée dans le récit de la naissance de Jésus par une insistance sur ce qui est nouveau (cf. 9, 17), un type de recréation par l’Esprit Saint, révélant de nouvelles possibilités d’un salut qui délivre du péché (1, 21) et de présence de « Dieu avec nous » (1, 23). Matthieu repousse encore les limites quand il tient tout ensemble la descendance davidique de Jésus par la paternité légale de Joseph et sa naissance de la Vierge selon la prophétie d’Isaïe – « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils » (Isaïe 7, 14 LXX).

13. Dans le récit de Matthieu Marie est mentionnée en lien avec son fils dans des expressions comme « Marie sa mère » ou « l’enfant et sa mère » (2, 11. 13. 20. 21). Au milieu de toutes les intrigues politiques, meurtres et déplacements dont fait état ce récit, un moment paisible de vénération a capté l’imagination chrétienne : les Mages, dont le métier est de savoir quand le temps est venu, s’agenouillent en hommage devant l’enfant roi avec sa mère royale (2, 2. 11). Matthieu souligne la continuité de Jésus Christ avec l’attente messianique d’Israël et la nouveauté qui advient avec la naissance du Sauveur. Descendance davidique par quelque biais et naissance dans l’ancestrale cité royale manifestent la première. La conception virginale manifeste la seconde.

 

Marie dans le récit de la nativité de Luc

14. Dans le récit de l’enfance de Luc, Marie tient une place éminente depuis le début. Elle est le lien entre Jean le Baptiste et Jésus, dont les naissances miraculeuses sont délibérément placées en parallèle. Elle reçoit le message de l’ange et répond dans une humble obéissance (1, 38). Elle entreprend de sa propre initiative le voyage de Galilée en Judée pour visiter Élisabeth (1, 40) et proclame dans son cantique le renversement eschatologique qui sera au cœur de la proclamation du royaume de Dieu par son Fils. Marie est celle qui dans sa méditation est attentive à ce qui est sous la surface des événements (2, 19. 51) et représente la conscience intérieure de la foi et de la souffrance (2,39). Elle parle au nom de Joseph dans la scène au Temple et, bien que réprimandée pour son incompréhension initiale, continue de progresser dans la compréhension (2, 48‑51).

15. Dans le récit de Luc, deux scènes en particulier invitent à réfléchir à la place de Marie dans la vie de l’Église : l’Annonciation et la visite à Élisabeth. Ces passages soulignent que Marie est d’une manière unique celle qui reçoit l’élection et la grâce de Dieu. Le récit de l’Annonciation récapitule plusieurs épisodes de l’Ancien Testament, notamment les naissances d’Isaac (Genèse 18, 10‑14), Samson (Juges 13, 2‑5) et Samuel (1 Samuel 1, 1‑20). La salutation de l’ange évoque aussi les passages d’Isaïe (66, 7‑11), Zacharie (9, 9) et Sophonie (3, 14‑17) qui appellent « la fille de Sion », c.‑à‑d. Israël, à attendre dans la joie la venue de son Seigneur. Le choix du terme « couvrir de son ombre » (episkiasei) pour décrire l’action de l’Esprit Saint dans la conception virginale (Luc 1, 35) fait écho aux chérubins qui couvraient l’arche d’alliance (Exode 25, 20), à la présence de Dieu couvrant la Tente (Exode 40, 35) et l’Esprit qui planait sur les eaux à la création (Genèse 1, 2). Lors de la visitation, le cantique de Marie (Magnificat) reflète le cantique d’Anne (1 Samuel 2, 1‑10), élargissant sa portée de sorte que Marie devient celle qui parle au nom des pauvres et des opprimés qui aspirent à voir Dieu établir son règne de justice. Tout comme dans la salutation d’Élisabeth, la mère reçoit une bénédiction qui lui est propre, distincte de celle de son enfant (1, 42), de même, dans le Magnificat, Marie prédit que « toutes les générations me diront bienheureuse » (1, 48). Ce texte fournit la base scripturaire d’une dévotion appropriée envers Marie, mais jamais à part de son rôle de mère du Messie.

16. Dans le récit de l’Annonciation, l’ange appelle Marie « celle qui est comblée de grâce » par le Seigneur (en grec kecharitōmenē, un participe parfait signifiant « qui a été et reste dotée de grâce ») d’une manière qui implique une sanctification antérieure par la grâce divine en vue de son appel. L’annonce de l’ange relie le fait que Jésus est « saint » et « fils de Dieu » avec sa conception par l’Esprit Saint (1, 35). Ainsi la conception virginale attire l’attention sur la filiation divine du Sauveur qui naîtra de Marie. L’enfant non encore né est décrit par Élisabeth comme le Seigneur : « Comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ? » (1, 43). Le paradigme trinitaire de l’action divine est frappant dans ces scènes : l’Incarnation du Fils est initiée par l’élection de la Vierge bienheureuse par le Père et elle est réalisée par la médiation de l’Esprit Saint. Également frappant est le fiat de Marie, l’« amen » qu’elle donne dans la foi et la liberté à la Parole puissante de Dieu transmise par l’ange (1, 38).

17. Dans le relation de la naissance de Jésus dans Luc, la louange que les bergers offrent à Dieu fait parallèle avec l’adoration de l’enfant pas les Mages dans la relation de Matthieu. C’est ici de nouveau la scène qui constitue le centre paisible au cœur du récit de la nativité. « Ils trouvèrent Marie et Joseph et le bébé couché dans une mangeoire (Luc 2, 16). En accord avec la Loi de Moïse, le bébé est circoncis et présenté au Temple. À cette occasion, Syméon prononce une parole prophétique particulière pour la mère du Christ-enfant, à savoir qu’« un glaive transpercera ton âme » (Luc 2, 34‑35). À partir de ce moment, le pèlerinage de Marie dans la foi conduit au pied de la croix.

 

La conception virginale

18. L’initiative divine dans l’histoire humaine est proclamée dans la bonne nouvelle de la conception virginale par l’action de l’Esprit Saint (Matthieu 1, 20‑23 ; Luc 1, 34‑35). La conception virginale peut apparaître au premier abord comme une absence, c.‑à‑d. l’absence d’un père humain. Toutefois elle est, en réalité, un signe de la présence et de l’action de l’Esprit. La croyance dans la conception virginale est une tradition chrétienne ancienne adoptée et développée indépendamment par Matthieu et par Luc[2]. Pour les croyants chrétiens c’est un signe éloquent de la filiation divine du Christ et de la vie nouvelle par l’Esprit. La conception virginale fait penser aussi à la nouvelle naissance de chaque chrétien comme fils adoptif de Dieu. Chacun est « né de nouveau (d’en haut) par l’eau et l’Esprit » (Jean 3, 3‑5). Vue à cette lumière, la conception virginale, loin d’être un miracle isolé, est une expression puissante de ce que l’Église croit au sujet de son Seigneur et au sujet de notre salut.

 

Marie et la vraie famille de Jésus

19. Après ces récits de nativité, on est quelque peu surpris de lire l’épisode raconté dans les trois évangiles synoptiques, qui pose la question de la vraie famille de Jésus. Marc nous raconte que « la mère et les frères » (Marc 3, 31) de Jésus viennent et se tiennent dehors, attendant de parler avec lui[3]. En réponse Jésus se distancie lui-même de sa famille naturelle : en lieu et place il parle de ceux qui sont rassemblés autour de lui, sa « famille eschatologique », c’est à dire « quiconque fait la volonté de Dieu » (3, 35). Pour Marc, la famille naturelle de Jésus, sa mère comprise, semble à ce stade manquer de comprendre la vraie nature de sa mission.. Mais ce sera aussi le cas des disciples (par ex. 8, 33‑35 ; 9, 30‑33 ; 10, 35‑40). Marc indique que la progression dans l’intelligence est inévitablement lente et douloureuse, et que la foi authentique en Christ ne sera atteinte qu’avec la rencontre avec la croix et le tombeau vide.

20. Luc évite le contraste fort entre l’attitude envers Jésus de sa famille naturelle et celle envers lui de sa famille eschatologique (Luc 8, 19‑21). Dans une scène ultérieure (11, 27‑28), la bénédiction « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins qui t’ont allaité », prononcée par une femme du milieu de la foule, est rectifiée ainsi : « Heureux plutôt ceux qui entendent la parole de Dieu et la pratiquent. » Mais cette formule de bénédiction, telle que la voit Luc, inclut nettement Marie qui, depuis le début de son récit, était disposée à laisser toute chose advenir dans sa vie selon la parole de Dieu (1, 38).

21. Dans son deuxième livre, les Actes des Apôtres, Luc note qu’entre l’Ascension du Seigneur ressuscité et la fête de la Pentecôte les apôtres se trouvaient réunis à Jérusalem « avec les femmes et Marie, la mère de Jésus et les frères de celui-ci » (Actes 1, 14). Marie, qui fut accueillante à l’action de l’Esprit de Dieu lors de la naissance du Messie (Luc 1, 35‑38), fait ici partie de la communauté des disciples qui attend dans la prière l’effusion de l’Esprit lors de la naissance de l’Église.

 

Marie dans l’évangile de Jean

22. Marie n’est pas mentionnée explicitement dans le Prologue de l’évangile de Jean. Cependant on peut discerner quelque chose de ce que signifie son rôle dans l’histoire du salut en la situant dans le contexte des vérités théologiques à contempler que l’évangéliste articule en déployant la bonne nouvelle de l’Incarnation. L’insistance théologique sur l’initiative divine, qui, dans les narrations de Matthieu et de Luc, s’exprime dans le récit de la nativité de Jésus, trouve son parallèle dans le Prologue de Jean qui met l’accent sur la volonté et la grâce de Dieu arrêtées d’avance, par lesquelles tous ceux qui sont conduits à une nouvelle naissance sont dits nés « non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme mais de Dieu » (1, 13). Ce sont des paroles qui pourraient être appliquées à la naissance de Jésus lui-même.

23. A deux moments importants de la vie publique de Jésus, le début (les noces à Cana) et la fin (la croix), Jean note la présence de la mère de Jésus. C’est chaque fois un moment de difficulté : le premier plutôt banal à première vue, mais à un niveau plus profond une anticipation symbolique du second. Jean donne une place marquante dans son évangile à la noce à Cana (2, 1‑12), l’appelant le début (archē) des signes de Jésus. Le récit met l’accent sur le vin nouveau que Jésus apporte, un symbole du festin des noces eschatologiques de Dieu avec son peuple et du banquet messianique dans le Royaume. Le récit est surtout porteur d’un message christologique : Jésus révèle sa gloire messianique à ses disciples et ils croient en lui (2, 11).

24. La présence de la mère de Jésus est mentionné au début du récit : elle a un rôle spécifique dans le déroulement de la narration. Marie semble avoir été invitée et être présente pour elle-même, non pas avec « Jésus et ses disciples » (2, 1‑2) ; Jésus semble initialement présent comme faisant partie de la famille de sa mère. Dans le dialogue entre eux quand le vin vient à manquer, Jésus semble dans un premier temps refuser la requête implicite de Marie, mais y accède finalement. Cependant cette lecture de la narration laisse place à une lecture symbolique plus profonde de l’événement. Dans les paroles de Marie « ils n’ont pas de vin », Jean attribue à Marie l’expression non pas tant d’une déficience dans l’organisation des noces que d’une nostalgie de salut de tout le peuple de l’alliance, qui a de l’eau pour la purification mais qui manque du vin de la joie du royaume messianique. Dans sa réponse Jésus met d’abord en question sa relation antérieure avec sa mère (« Quoi entre toi et moi ? »), impliquant qu’un changement doit avoir lieu. Il ne s’adresse pas à Marie en tant que « mère » mais en tant que « femme » (cf. Jean 19, 26). Jésus ne voit plus sa relation à Marie dans les termes d’une simple parenté terrestre.

25. La réponse de Marie, ordonnant aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jean 2, 5), est inattendue ; elle n’est pas chargée du festin (cf. 2, 8). Son rôle initial de mère de Jésus a radicalement changé. Elle apparaît maintenant elle-même comme une croyante à l’intérieur de la communauté messianique. À partir de ce moment, elle s’engage totalement envers le Messie et sa parole. Il en résulte un nouveau type de relation, indiqué par le changement dans l’ordre des principaux personnages à la fin du récit : « Après cela il descendit à Capharnaüm, avec sa mère et ses frères et ses disciples » (2, 12). Le récit de Cana ouvre en plaçant Jésus à l’intérieur de la famille de Marie, sa mère ; à partir de ce moment, Marie fait partie de la « compagnie de Jésus », elle est son disciple. Notre lecture de ce passage reflète la façon dont l’Église comprend le rôle de Marie : aider les disciples à venir vers son Fils, Jésus Christ et à « faire tout ce qu’il vous dira ».

26. La seconde mention de la présence de Marie dans Jean intervient à l’heure décisive de la mission messianique de Jésus, sa crucifixion (19, 25‑27). Debout avec d’autres disciples à la croix, Marie prend part à la souffrance de Jésus qui, à ses derniers instants, lui adresse une parole à titre particulier : « Femme, voici ton fils » et au disciple bien-aimé : « Voici ta mère ». Nous ne pouvons qu’être touchés de voir que, juste au moment où il va mourir, Jésus est préoccupé de l’assistance à sa mère, témoignant de son affection filiale. Cette lecture au niveau immédiat invite de nouveau à une lecture symbolique et ecclésiale du riche récit de Jean. Ces derniers ordres de Jésus avant de mourir laissent voir un sens par-delà la référence première à Marie et au « disciple bien-aimé » comme individus. Les rôles réciproques de la « femme » et du « disciple » se rapportent à l’identité de l’Église. Ailleurs dans Jean, le disciple bien-aimé est présenté comme le modèle du disciple de Jésus, celui qui lui est le plus proche et ne l’a jamais abandonné, objet de l’amour de Jésus et témoin toujours fidèle (13, 25 ; 19, 26 ; 20, 1‑10 ; 21, 20‑25). Comprises dans la perspective de la condition de disciple, les paroles de Jésus mourant donnent à Marie un rôle maternel dans l’Église et encouragent la communauté des disciples à l’accueillir comme une mère spirituelle.

27. Si l’on comprend « femme » dans le sens d’une personnalité collective, c’est un appel à l’Église à regarder sans cesse le Christ crucifié et un appel à chaque disciple d’avoir à se soucier de l’Église comme d’une mère. On trouve peut-être implicitement ici une typologie Marie-Ève : tout comme la première « femme » fut prise de la « côte » d’Adam (Genèse 2, 22, pleura LXX) et devint la mère de tous les vivants (Genèse 3, 20), de même « la femme » Marie, à un plan spirituel, est la mère de tous ceux qui obtiennent une vie nouvelle de l’eau et du sang qui ont coulé du « côté » (en grec pleura, littéralement « côte ») du Christ (19, 34) et de l’Esprit qui est répandu par son sacrifice victorieux (19, 30 ; 20, 22 ; cf ; 1 Jean 5, 8). Dans ces lectures dans une perspective symbolique et de personnification collective, s’opère un va-et-vient entre des images pour l’Église, Marie et la condition de disciple. Marie est considérée comme la personnification d’Israël, enfantant maintenant la communauté chrétienne (cf. Isaïe 54, 1 ; 66, 7‑8), tout comme elle a enfanté auparavant le Messie (cf. Isaïe 7, 14). Si l’on considère à cette lumière ce que dit Jean sur Marie au début et à la fin du ministère de Jésus, il est difficile de parler de l’Église sans penser à Marie, la Mère du Seigneur, comme représentant son archétype et sa première réalisation.

 

La femme dans Apocalypse 12

28. Dans un langage hautement symbolique, riche en images scripturaires, le voyant de l’Apocalypse décrit la vision d’un signe dans le ciel comprenant une femme, un dragon et l’enfant de la femme. Le récit d’Apocalypse 12 a pour but de donner au lecteur l’assurance de la victoire finale des fidèles de Dieu aux temps de la persécution et du combat eschatologique. Au cours de l’histoire, le symbole de la femme a conduit à une variété d’interprétations. La plupart des exégètes admettent que, dans son sens premier, la femme est une personnification collective : le peuple de Dieu, soit Israël, soit l’Église du Christ, voire les deux. De plus, le style narratif de l’auteur suggère que la « pleine image » de la femme n’est atteinte qu’à la fin du livre quand l’Église du Christ devient la Jérusalem nouvelle triomphante (Apocalypse 21, 1‑3). Les difficultés réelles de la communauté de l’auteur sont placées dans le cadre de l’histoire dans son ensemble, qui est la scène où se poursuit la lutte entre les croyants et leurs ennemis, entre le bien et le mal, entre Dieu et Satan. L’imagerie de la progéniture nous rappelle la lutte en Genèse 3, 15 entre le serpent et la femme, entre la descendance du serpent et celle de la femme[4].

29. Cette interprétation essentiellement ecclésiale d’Apocalypse 12 admise, reste-t-il toujours possible d’y trouver une référence secondaire à Marie ? Le texte n’identifie pas explicitement la femme avec Marie. Il renvoie à la femme comme à la mère de « l’enfant mâle qui doit régir toutes les nations avec une verge de fer », une citation du Psaume 2, appliqué ailleurs dans le Nouveau Testament au Messie aussi bien qu’au peuple croyant de Dieu (cf. Hébreux 1, 5 ; 5, 5 ; Actes 13, 33 avec Apocalpyse 2, 27). De ce fait, quelques auteurs patristiques en sont venus à penser à la mère de Jésus en lisant ce chapitre 5[5]. Étant donné la place du livre de l’Apocalypse dans le canon de l’Écriture, dans laquelle les différentes images bibliques s’entrelacent, la possibilité se fit jour d’une interprétation plus explicite, à la fois individuelle et collective, d’Apocalypse 12, qui éclaire la place de Marie et de l’Église dans la victoire eschatologique du Messie.

 

Réflexion scripturaire

30. Le témoignage scripturaire demande à tous les croyants à chaque génération de dire Marie « bienheureuse » ; cette femme juive d’humble situation, cette fille d’Israël qui vivait dans l’espérance de la justice pour les pauvres, que Dieu a comblée de grâce et choisie pour devenir la mère virginale de son Fils par l’Esprit Saint qui l’a couverte de son ombre. Nous la proclamons bienheureuse comme la « servante du Seigneur » qui a donné son consentement inconditionnel à l’accomplissement du plan de salut de Dieu, comme la mère qui a médité toutes choses dans son cœur, comme la femme réfugiée cherchant asile dans un pays étranger, comme la femme transpercée par la souffrance innocente de son propre enfant, et comme la femme à qui Jésus a confié ses amis. Nous sommes unis à elle et aux apôtres lorsqu’ils prient pour l’effusion de l’Esprit sur l’Église naissante, la famille eschatologique du Christ. Et nous pouvons aussi entrevoir en elle la destinée finale du peuple de Dieu, qui est d’avoir part à la victoire de son fils sur les puissances du mal et de la mort.

 

B. Marie dans la tradition chrétienne

Le Christ et Marie dans la tradition ancienne commune

31. Dans l’Église ancienne, la réflexion sur Marie servait à interpréter et à sauvegarder la Tradition apostolique centrée sur Jésus Christ. Le témoignage patristique sur Marie « mère de Dieu » (Theotókos) s’est dégagé d’une réflexion sur l’Écriture et de la célébration des fêtes chrétiennes, mais s’est développé principalement du fait des querelles christologiques anciennes. Dans le creuset de ces controverses des cinq premiers siècles et leur résolution dans les conciles œcuméniques successifs la réflexion sur le rôle de Marie dans l’Incarnation faisait partie intégrante de l’articulation de la foi orthodoxe en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme.

32. Pour la défense de l’humanité vraie du Christ et contre le docétisme, l’Église ancienne a souligné que Jésus est né de Marie. Il n’avait pas simplement « apparence » humaine ; il n’est pas descendu du ciel dans un « corps céleste » et, pour sa naissance, il n’est pas simplement « passé à travers » sa mère. Au contraire, c’est de sa propre substance que Marie a enfanté son fils. Pour Ignace d’Antioche († 110 env.) et Tertullien († 225 env.), Jésus est pleinement homme parce que « vraiment né » de Marie. Selon les termes du credo de Nicée-Constantinople (381), « il s’est incarné de l’Esprit Saint et de la Vierge Marie et s’est fait homme ». La définition de Chalcédoine (451), réaffirmant ce credo, atteste que le Christ est « consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel avec nous selon l’humanité ». Le symbole d’Athanase confesse plus concrètement encore qu’il est « homme de la substance de sa Mère ». Cela les anglicans et les catholiques romains l’affirment ensemble.

33. Pour défendre la divinité véritable de Jésus, l’Église ancienne a mis l’accent sur sa conception virginale en Marie. Selon les Pères, sa conception par l’Esprit Saint atteste l’origine divine et l’identité divine du Christ. Celui qui est né de Marie est le Fils éternel de Dieu. Les Pères d’Orient et d’Occident – comme Justin († 150 env.), Irénée († 202 env.), Athanase († 373) et Ambroise († 397) – ont exposé cet enseignement du Nouveau Testament dans les termes de Genèse 3 (Marie est l’antitype d’ « Ève vierge ») et d’Isaïe 7, 14 (elle accomplit la vision du prophète et donne naissance à « Dieu avec nous »). Ils ont fait appel à la conception virginale pour défendre tout ensemble la divinité du Seigneur et l’honneur de Marie. Comme le confesse le symbole des apôtres : Jésus Christ « a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie. » Cela les anglicans et les catholiques romains l’affirment ensemble.

34. Le titre de Marie Theotókos était officiellement invoqué pour sauvegarder la doctrine orthodoxe de l’unité de la personne du Christ. Ce titre fut en usage dans des Églises sous l’influence d’Alexandrie au moins depuis l’époque de la controverse arienne. Puisque Jésus Christ est « vrai Dieu de vrai Dieu », comme l’a déclaré le concile de Nicée (325), ces Églises ont conclu que sa Mère, Marie, peut à juste titre être appelée « génitrice de Dieu ». Des Églises sous l’influence d’Antioche, toutefois, conscientes de la menace que l’apollinarisme posait pour la foi en la pleine humanité du Christ, n’ont pas immédiatement adopté ce titre. Le débat entre Cyrille d’Alexandrie († 444) et Nestorius († 455), patriarche de Constantinople, formé dans l’école antiochienne, a manifesté que ce qui était effectivement en question dans le titre de Marie était l’unité de la personne du Christ. Le concile d’Éphèse qui a suivi (431) a employé Theotókos (littéralement celle qui enfanté Dieu, en latin Deipara) pour affirmer l’unité de la personne du Christ en identifiant Marie comme la Mère de Dieu le Verbe incarné[6]. La règle de la foi sur cette question prend une expression plus précise dans la définition de Chalcédoine : « un seul et même Fils… avant les siècles engendré du Père et, aux derniers jours, pour nous et notre salut de la Vierge Marie Theotókos selon l’humanité. » En recevant le concile d’Éphèse et la définition de Chalcédoine, anglicans et catholiques romains confessent ensemble Marie comme Theotókos.

 

La célébration de Marie dans les traditions anciennes communes

35. Dans les premiers siècles, la communion dans le Christ comportait un sens très fort que la présence vivante des saints faisait partie intégrante de l’expérience spirituelle des Églises (He 12, 1. 22‑24 ; Ap 6, 9‑11 ; 7 ; 8, 3‑4). On se mit à considérer que, dans la « nuée des témoins », la mère du Seigneur tenait une place spéciale. Des thèmes développés à partir de l’Écriture et dans la réflexion pieuse témoignent d’une conscience profonde du rôle de Marie dans le rédemption de l’humanité. Parmi ces thèmes on trouve Marie en contrepartie avec Ève et comme type du Christ. La réponse du peuple chrétien, réfléchissant à ces thèmes, a trouvé une expression dévotionnelle dans la prière privée aussi bien que dans la prière publique.

36. Les exégètes se sont plus à tirer des Écritures des images féminines pour contempler la signification à la fois de l’Église et de Marie. Très tôt, des Pères comme Justin Martyr († 150 env.) et Irénée († 202 env.), réfléchissant sur des textes comme Genèse 3 et Luc 1, 26‑38, ont développé, à côté de l’antithèse Adam/Nouvel Adam, celle d’Ève/Nouvelle Ève. Tout comme Ève est associée à Adam pour causer notre défaite, de même Marie est associée avec son Fils dans la conquête sur l’ancien ennemi (cf. Genèse 3, 15, voir ci-dessus note 4) : la désobéissance de la « vierge » Ève aboutit à la mort ; l’obéissance de la vierge Marie ouvre la voie au salut. La nouvelle Ève a part à la victoire du Nouvel Adam sur le péché et la mort.

37. Les Pères ont présenté Marie la Vierge Mère comme un modèle de sainteté pour les vierges consacrées et ont enseigné de plus en plus nettement qu’elle est restée « Toujours-Vierge »[7]. Dans leur réflexion, ils comprennent la virginité non seulement comme une intégrité physique mais comme une disposition intérieure d’ouverture, d’obéissance et une fidélité sans compromission au Christ, une disposition qui façonne la condition chrétienne de disciple et débouche sur la fécondité spirituelle.

38. Dans cette compréhension patristique, la virginité de Marie était étroitement liée à sa sainteté. Bien que quelques exégètes anciens aient pensé que Marie n’était pas totalement sans péché[8], Augustin († 430) atteste la réticence contemporaine à parler de quelque péché que ce soit en elle.

« Il nous faut donc excepter la sainte Vierge Marie, au sujet de laquelle, je veux qu’il ne soit posé aucune question quand il s’agit de péchés, par égard pour l’honneur du Seigneur, car nous savons de lui quel surcroît de grâce pour vaincre le péché en tous points lui fut conféré à elle qui a mérité de concevoir et d’enfanter celui qui manifestement n’avait aucun péché » (De natura et gratia, 36. 42).

D’autres Pères d’Occident et d’Orient, faisant appel à la salutation angélique (Luc 1, 28) et à la réponse de Marie (Luc 1, 38), défendent l’idée que Marie fut comblée de grâce depuis son origine en anticipation de sa vocation unique de Mère de Dieu. Au cinquième siècle, ils l’ont salué comme une nouvelle création : sans reproche, sans tache, « sainte dans son corps et son âme » (Théodote d’Ancyre, Homélie 6. 11 ; † avant 446). Au sixième siècle, on peut trouver en Orient le titre panaghia (toute-sainte).

39. A la suite des débats christologiques des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine, on a assisté à un épanouissement de la dévotion à Marie. Quand le patriarche d’Antioche refusa à Marie le titre de Theotókos, l’empereur Léon Ier (457‑474) donna l’ordre au patriarche de Constantinople d’insérer ce titre dans les prières eucharistiques partout en Orient. Au sixième siècle, la commémoraison de Marie comme « génitrice de Dieu » était devenue universelle dans les prières eucharistiques en Orient et en Occident (exception faite de l’Église Assyrienne de l’Orient). On a multiplié les textes et les images célébrant la sainteté de Marie dans la poésie et les chants liturgiques comme l’hymne acathiste, une hymne probablement écrite très tôt après Chalcédoine et encore chantée dans l‘Église d’Orient. Il s’est établi progressivement une tradition de prière avec Marie et de louange de Marie. Cette tradition fut associée depuis le quatrième siècle, spécialement en Orient, avec la demande de sa protection[9].

40. Après le concile d’Éphèse, on a commencé à dédicacer des églises à Marie et à célébrer des fêtes en son honneur à certains jours particuliers dans ces églises. Promues par la piété populaire et progressivement adoptée par les Églises locales, des fêtes célébrant la conception de Marie (8/9 décembre), sa naissance (8 septembre), sa présentation (21 novembre) et sa dormition (15 août) furent comme le reflet en miroir de la commémoraison liturgique d’événements de la vie du Seigneur. Elles puisèrent à la fois dans les Écritures canoniques et dans les récits apocryphes de la vie terrestre de Marie et de son « endormissement ». On peut dater une fête de la conception de Marie en Orient de la fin du septième siècle, et elle fut introduite dans l’Église d’Occident par le sud de l’Angleterre au début du onzième siècle. Elle a puisé dans la dévotion populaire qui s’exprime dans le Protévangile de Jacques du second siècle et se plaçait en parallèle à une fête du Seigneur, l’Annonciation, et la fête existante de la conception de Jean le Baptiste. La fête de l’« endormissement » de Marie date de la fin du sixième siècle, mais fut influencée par des récits légendaires sur la fin de la vie de Marie qui circulaient déjà largement. En Occident, celui qui a exercé la plus grande influence fut le Transitus Mariae. En Orient, la fête était connue sous le nom de « dormition », qui impliquait sa mort mais n’excluait pas qu’elle fût emportée dans le ciel. En Occident, le terme utilisé fut celui d’« assomption », qui soulignait qu’elle avait été enlevée dans le ciel mais qui n’excluait pas la possibilité de sa mort. La croyance en son assomption était fondée dans la promesse de résurrection des morts et la reconnaissance de la dignité de Marie comme Theotókos et « Toujours Vierge », conjointement avec la conviction que celle qui a enfanté la Vie devait être associée à la victoire de son Fils sur la mort et avec la glorification de son Corps, l’Église.

 

Le développement de la doctrine et de la dévotion mariales au Moyen Âge

41. La diffusion de ces fêtes de Marie a donné lieu à des homélies dans lesquelles les prédicateurs ont fouillé les Écritures à la recherche de types et de motifs qui pouvaient éclairer la place de la Vierge dans l’économie du salut. Durant le Haut Moyen Âge l’accent mis de plus en plus sur l’humanité du Christ est allé de pair avec l’attention portée aux vertus exemplaires de Marie. Bernard, par exemple, développe nettement cette insistance dans ses homélies. La méditation à la fois sur la vie du Christ et sur celle de Marie devint de plus en plus populaire et a suscité des développements de pratiques de dévotion comme le rosaire. Les peintures, sculptures et vitraux du Haut Moyen Âge et de la fin du Moyen Âge ont donné à cette dévotion des aspects de proximité et des couleurs.

42. Durant ces siècles, se sont opérés quelques glissements majeurs d’accent dans la réflexion théologique sur Marie. Les théologiens du Haut Moyen Âge ont développé la réflexion patristique sur Marie comme « type » de l’Église et aussi comme la Nouvelle Ève dans une ligne qui l’associait toujours davantage au Christ dans l’œuvre ininterrompue de la rédemption. Le centre de l’attention des croyants s’est déplacé de Marie représentant l’Église fidèle, et de ce fait également l’humanité rachetée, vers Marie dispensatrice des grâces du Christ auprès des fidèles. Les théologiens scolastiques d’Occident ont développé un corpus de doctrine de plus en plus élaboré sur Marie considérée pour elle-même. Une bonne partie de cette doctrine a proliféré à partir d’une spéculation sur la sainteté et la sanctification de Marie. Les questions à ce sujet furent influencées non seulement par la théologie scolastique de la grâce et du péché originel, mais aussi par des présupposés concernant la procréation et les relations du l’âme et du corps. Par exemple, si elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère, plus parfaitement que même Jean le Baptiste et Jérémie, certains théologiens pensèrent que le moment précis de sa sanctification devait être déterminé suivant la façon dont on comprenait à l’époque le moment précis de l’infusion de l’« âme raisonnable » dans le corps. Les développements théologiques de la doctrine occidentale de la grâce et du péché soulevèrent d’autres questions : comment Marie pouvait-elle être libre de tout péché, y compris du péché originel, sans que soit compromis le rôle du Christ comme Sauveur universel ? La réflexion spéculative a conduit à d’intenses discussions sur la façon dont la grâce rédemptrice de Christ a pu préserver Marie du péché originel. La théologie pondérée de la sanctification de Marie que l’on trouve dans la Somme de théologie de Thomas d’Aquin et le raisonnement subtil de Duns Scot au sujet de Marie furent déployés dans de larges controverses tendant à préciser si Marie fut immaculée dès le premier moment de sa conception.

43. Dans la dernière partie du Moyen Âge, la théologie scolastique s’est développée de façon de plus en plus séparée de la spiritualité. De moins en moins enracinés dans l’exégèse scripturaire, les théologiens se fondèrent sur la probabilité logique pour établir leurs positions et les nominalistes spéculèrent sur ce que pouvaient réaliser dans l’absolu le pouvoir et la volonté de Dieu. La spiritualité, qui ne se trouvait plus en tension créative avec la théologie, accentua l’affectivité et l’expérience personnelle. Dans la religion populaire, on en vint largement à considérer Marie comme un intermédiaire entre Dieu et l’humanité, et aussi comme opérant des miracles avec des pouvoirs frôlant le pouvoir divin. Au fil du temps, cette piété populaire a influencé les opinions théologiques de ceux qui avaient grandi avec elle et qui ont, par la suite, élaboré une justification théologique pour la dévotion mariale foisonnante du Moyen Âge finissant.

 

De la Réforme à nos jours

44. Une des impulsions puissantes qui tendaient vers la Réforme dans les débuts du seizième siècle fut une réaction largement répandue contre les pratiques dévotionnelles qui approchaient Marie comme une médiatrice à côté du Christ, voire quelquefois à sa place. Ce genre de dévotions exagérées, en partie inspirées par des présentations du Christ en Juge inaccessible tout autant qu’en Rédempteur, furent vivement critiquées par Érasme et Thomas More et résolument rejetées par les Réformateurs. En même temps qu’une re-réception radicale de l’Écriture comme la pierre de touche fondamentale de la révélation divine, il y eut chez les Réformateurs une re-réception de la foi que Jésus Christ est le seul médiateur entre Dieu et l’humanité. Cela entraîna un rejet des abus réels et supposés qui entouraient la dévotion à Marie et dont on se rendait compte. Cela conduisit également à la perte de certains aspects positifs de dévotion et à la diminution de sa place dans la vie de l’Église.

45. Dans ce contexte les Réformateurs anglais continuèrent à recevoir la doctrine de l’Église ancienne au sujet de Marie. Leur enseignement positif sur Marie se concentra sur son rôle dans l’Incarnation : il se résume dans leur acceptation de Marie comme la Theotókos, car on considérait cela à la fois comme scripturaire et en accord avec la tradition ancienne commune. Conformément aux traditions de l’Église ancienne et à la suite d’autres Réformateurs tels Martin Luther, les Réformateurs anglais comme Latimer (Works 2. 105), Cranmer (Works 2, 60 ; 2, 88) et Jewel (Works 3. 440‑441) acceptèrent que Marie était « Toujours Vierge ». À la suite d’Augustin, ils montrèrent une certaine réticence devant l’affirmation que Marie était une pécheresse. Leur souci principal était de souligner que seul le Christ était sans péché et que tout le genre humain, Marie comprise, avait besoin d’un Sauveur (cf. Luc 1, 47). Les Articles IX et XV ont affirmé l’universalité de la condition pécheresse des hommes. Ils n’ont jamais ni affirmé ni nié la possibilité que Marie fût préservée par grâce de la participation à cette condition humaine générale. Il est à remarquer que, dans la collecte et la préface de Noël, le Book of Common Prayer mentionne Marie comme « a pure Virgin ».

46. Depuis 1561, le calendrier de l’Église d’Angleterre (qui a été reproduit en 1662 dans le Book of Common Prayer) comporte cinq fêtes associées à Marie : la Conception de Marie, sa Nativité, l’Annonciation, la Visitation et la Purification/Présentation. Cependant il n’y avait plus de fête de l’Assomption (15 août) : non seulement on pensait qu’elle manquait de justification scripturaire, mais on la considérait aussi comme une exaltation de Marie aux dépens du Christ. La liturgie anglicane, telle qu’elle s’exprime dans les Book of Common Prayer successifs (1549, 1552, 1559, 1662) lorsqu’ils mentionnent Marie, mettent en évidence son rôle en tant que la « pure vierge » de la « substance » de qui le Fils a pris la nature humaine (cf. Article II). Malgré la diminution de la dévotion à Marie au seizième siècle, la vénération envers elle a perduré dans l’utilisation continuée du magnificat aux vêpres et le maintien de la dédicace à son nom d’église anciennes et de chapelles Notre-Dame. Au dix-septième siècle, des écrivains comme Lancelot Andrewes, Jeremy Taylor et Thomas Ken se sont ré-approprié, à partir de la tradition patristique, une reconnaissance plus ample de la place de Marie dans les prières du croyant et de l’Église. Par exemple, Andrewes dans ses Preces Privatae a emprunté aux liturgies orientales en montrant une dévotion mariale chaleureuse « commémorant la toute-sainte, immaculée, plus que bénie Mère de Dieu et toujours-vierge Marie ». On peut retrouver cette ré-appropriation au siècle suivant et dans le Mouvement d’Oxford au dix-neuvième siècle.

47. Dans l’Église catholique romaine, la croissance continuelle de la doctrine et de la dévotion mariales, bien que cadrée par les décrets de réforme du concile de Trente (1545‑1563) a pâti également de distorsion du fait de l’influence des polémiques protestantes-catholiques. Être catholique-romain et s’identifier par une insistance sur la dévotion mariale finirent par aller de pair. La profondeur et la popularité de la dévotion mariale au dix-neuvième siècle et dans la première moitié du vingtième a contribué à la définition des dogmes de l’Immaculée Conception (1854) et de l’Assomption (1950). D’autre part, le caractère envahissant de cette spiritualité a fini par provoquer une critique à la fois dans et au-delà de l’Église catholique et a amorcé une re-réception. Cette re-réception fut évidente au deuxième concile du Vatican qui, en consonance avec les renouveaux biblique, patristique et liturgique et avec le souci de la sensibilité œcuménique, a choisi de ne pas élaborer de document séparé sur Marie mais d’intégrer la doctrine sur Marie dans la constitution sur l’Église Lumen gentium (1964) –– plus précisément dans sa section finale qui décrit le pèlerinage eschatologique de l’Église (chapitre VIII). Le concile s’est proposé « de mettre avec soin en lumière, d’une part le rôle de la bienheureuse Vierge dans le mystère du Verbe incarné et du Corps mystique, et d’autre part les devoirs des hommes rachetés envers la Mère de Dieu, Mère du Christ et Mère des hommes, des croyants en premier lieu » (no. 54). Lumen gentium conclut en appelant Marie un signe d’espérance et de réconfort pour le peuple de Dieu en pèlerinage (no. 68‑69). De propos délibéré les Pères du concile ont voulu résister aux exagérations en revenant aux grands thèmes patristiques et en plaçant la doctrine et la dévotion mariales dans son contexte christologique et ecclésiologique authentique.

48. Très tôt après le concile, en face d’un déclin imprévue de la dévotion à Marie, le pape Paul VI a publié une Exhortation Apostolique, Marialis cultus (1974), pour dissiper des doutes sur les intentions du concile et favoriser une juste dévotion mariale. Passant en revue la place de Marie dans le rite romain révisé, il montre qu’elle n’a pas été « rétrogradée » par le renouveau liturgique mais que la dévotion à Marie a sa vraie place dans la perspective christologique qui est au centre de la prière publique. Il réfléchit sur Marie comme « modèle de l’attitude spirituelle avec laquelle l’Église célèbre et vit les divins mystères » (no. 16). Elle est le modèle pour tout l’Église mais aussi « éducatrice de vie spirituelle pour chacun des chrétiens » (no. 21). Selon Paul VI, l’authentique renouveau de la dévotion mariale doit être compris en lien organique avec les doctrines de Dieu, du Christ et de l’Église. La dévotion à Marie doit être en accord avec les Écritures et la liturgie de l’Église ; elle doit être sensible aux préoccupations des autres chrétiens et elle doit affirmer la pleine dignité des femmes dans la vie publique et privée. Le Pape exprime aussi des mises en garde à ceux qui font erreur soit par exagération soit par négligence. Pour finir, il recommande la récitation de l’angelus et le rosaire comme dévotions traditionnelles qui sont compatibles avec ces normes. En 2002, le pape Jean-Paul II conforte la focalisation christologique du rosaire en proposant cinq « mystères de lumière », tirés du récit des évangiles sur le ministère public du Christ entre le baptême et la Passion. « Tout en ayant une caractéristique mariale », dit le Pape, « le Rosaire est une prière dont le centre est christologique » (Rosarium Virginis Mariae 1).

49. Marie a trouvé une nouvelle importance dans le culte anglican à travers les renouveaux liturgiques du vingtième siècle. Dans la plupart des livres de prière anglicans, Marie est de nouveau mentionnée nommément dans les prières eucharistiques. De plus, le 15 août est célébré très largement comme une fête principale en l’honneur de Marie avec des lectures de l’Écriture, une collecte et une préface propre. D’autres fêtes associées à Marie ont également été renouvelées et des instruments liturgiques sont offerts pour ces fêtes. Étant donné le rôle décisif, dans les formulaires anglicans, des textes et des pratiques liturgiques autorisés, ces évolutions sont d’une grande portée.

50. Les évolutions ci-dessus montrent que, dans les décennies récentes, une re-réception de la place de Marie dans le culte officiel s’est opérée à travers la communion anglicane. Au même moment, dans Lumen gentium (chapitre VIII) et l’exhortation Marialis cultus, l’Église catholique romaine a cherché à placer la dévotion mariale dans le contexte de l’enseignement de l’Écriture et de la tradition ancienne commune. Cela constitue pour l’Église catholique une re-réception de l’enseignement sur Marie. La révision des calendriers et lectionnaires en usage dans nos Communions, spécialement des dispositions liturgiques liées aux fêtes de Marie, atteste d’un processus partagé de re-réception du témoignage de l’Écriture sur la place de Marie dans la foi et dans la vie de l’Église. Des échanges œcuméniques croissants ont contribué au processus de re-réception dans les deux Communions.

51. L’Écriture nous a conduits ensemble à louer et bénir Marie comme la servante du Seigneur qui fut providentiellement préparée par la grâce divine pour être la mère de notre Rédempteur. On peut considérer son consentement inconditionnel à l’accomplissement du plan de salut de Dieu comme le plus haut exemple de l’« amen » des croyants au « oui » de Dieu. Elle se dresse comme un modèle de sainteté, d’obéissance et de foi pour tous les chrétiens. Comme celle qui a reçu la Parole dans son cœur et dans son corps, et l’a faite naître dans le monde, Marie appartient à la tradition prophétique. Nous sommes en accord dans notre croyance en la bienheureuse Vierge Marie comme Theotókos. Nos deux Communions sont toutes deux héritières d’une riche tradition qui reconnaît Marie comme toujours vierge et la considèrent comme la nouvelle Ève et comme un type de l’Église. Nous nous joignons à la prière et à la louange avec Marie, que toutes les générations ont appelée bienheureuse, en observant ses fêtes et en l’honorant dans la communion des saints, et nous sommes d’accord que Marie et les saints prient pour toute l’Église (voir ci-dessous section D). En tout cela, nous voyons Marie comme inséparablement liée au Christ et à l’Église. À l’intérieur de cette ample contemplation du rôle de Marie, nous portons maintenant notre attention sur la théologie de l’espérance et de la grâce.

 

C. Marie dans le paradigme de la grâce et de l’espérance

52. Participer à la gloire de Dieu par la médiation du Fils dans la puissance de l’Esprit, tel est l’espérance de l’évangile (cf. 2 Corinthiens 3, 8 ; 4, 4‑6). L’Église jouit déjà maintenant de cette espérance et de ce destin par l’Esprit Saint qui est le « gage » de notre héritage dans le Christ (Éphésiens 1, 14 ; 2 Corinthiens 5, 5). Pour Paul en particulier, on ne peut bien comprendre ce que signifie être pleinement humain que si on le voit à la lumière de ce que nous devenons dans le Christ, le « dernier Adam », opposé à ce que nous sommes devenus dans l’Adam ancien (1 Corinthiens 15, 42‑49 ; Romains 5, 12‑21). Cette perspective eschatologique voit la vie chrétienne en termes de vision du Christ exalté conduisant les croyants à rejeter les péchés qui « enlacent » (Hébreux 12, 1‑2) et à participer à sa pureté et à son amour, rendus accessibles par son sacrifice d’expiation (1 Jean 3, 3 ; 4, 10). Nous considérons alors l’économie de la grâce en partant de son accomplissement dans le Christ pour remonter l’histoire à partir de cet accomplissement plutôt qu’en la déroulant depuis son début dans la création déchue jusqu’à l’avenir dans le Christ. Cette perspective présente une lumière neuve pour considérer la place de Marie.

53. L’espérance de l’Église est fondée sur le témoignage qu’elle a reçu concernant la gloire présente du Christ. L’Église proclame que le Christ n’a pas seulement été ressuscité corporellement du tombeau mais qu’il a été exalté à la droite du Père, pour participer de la gloire du Père (1 Timothée 3, 16 ; 1 Pierre 1, 21). Dans la mesure où les croyants sont unis au Christ dans le baptême et participent aux souffrances du Christ (Romains 6, 1‑6), ils ont part par l’Esprit à sa gloire et sont ressuscités avec lui en anticipation de la révélation finale (cf. Romains 8, 17 ; Éphésiens 2, 6 ; Colossiens 3, 1). C’est la destinée de l’Église et de ses membres, les « saints » choisis dans le Christ « avant la fondation du monde », d’être « saints et irréprochables » et d’avoir part à la gloire du Christ (Éphésiens 1, 3-5 ; 5, 27). Paul parle pour ainsi dire rétrospectivement depuis le futur quand il dit « ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiées ; et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés » (Romains 8, 30). Dans les chapitres suivants de Romains, Paul explique ce drame à plusieurs facettes qu’est l’élection par Dieu dans le Christ, le considérant dans la perspective de sa fin : l’inclusion des païens de sorte que « tout Israël sera sauvé » (Romains 11, 26).

 

Marie dans l’économie de la grâce

54. Dans ce cadre biblique nous avons considéré de façon renouvelée la place spécifique de la Vierge Marie dans l’économie de la grâce, comme celle qui a enfanté le Christ, l’élu de Dieu. La parole de Dieu délivrée par Gabriel s’adresse à elle comme déjà « touchée par la grâce », l’invitant à répondre dans la foi et la liberté à l’appel de Dieu (Luc 1, 28. 38. 45). L’Esprit opère en elle pour la conception du Sauveur et celle qui est « bénie entre les femmes » est inspirée pour chanter « toutes les générations me diront bienheureuse » (Luc 1, 42. 48). Dans une perspective eschatologique, Marie incarne alors l’« Israël élu » dont parle Paul – glorifié, justifié, appelé, prédestiné. Voilà le paradigme de la grâce et de l’espérance que nous voyons à l’œuvre dans la vie de Marie, laquelle tient, dans la destinée commune de l’Église, une place spécifique comme celle qui a porté dans sa propre chair « le Seigneur de la gloire ». Marie est distinguée depuis le début comme celle que Dieu a choisie, appelée et comblée de grâce par l’Esprit pour la tâche qui était devant elle.

55. L’Écriture nous parle de femmes stériles à qui Dieu a fait don d’enfants – Rachel, la femme de Manoah, Anne (Genèse 30, 1‑24 ; Juges 13 ; 1 Samuel 1) et celles qui avaient dépassé l’âge d’avoir des enfants – Sarah (Genèse 18 9‑15 ; 21, 1‑7) et la plus connue, Élisabeth, la cousine de Marie (Luc 1, 7. 24). Ces femmes mettent en valeur le rôle singulier de Marie, qui n’était ni stérile ni hors d’âge d’avoir encore des enfants, mais qui était une vierge fertile : dans son sein l’Esprit a opéré la conception de Jésus. Les Écritures parlent aussi du souci de Dieu pour tous les êtres humains même avant leur venu au monde (Psaume 139, 13‑18) et relatent l’action de la grâce de Dieu qui précède l’appel spécifique de personnes particulières, même dès leur conception (cf. Jérémie 1, 4-5 ; Luc 1, 15 ; Galates 1, 15). Avec l’Église ancienne nous voyons dans l’acceptation de la volonté divine par Marie le fruit de sa préparation antérieure, signifiée par l’affirmation de Gabriel la disant « comblée de grâce ». Ainsi nous pouvons voir que Dieu était à l’œuvre en Marie depuis ses tout premiers commencements, la préparant pour sa vocation unique de porter dans sa propre chair le nouvel Adam en qui toutes choses au ciel et sur la terre sont maintenues ensemble (cf. Colossiens 1, 16-17). De Marie, à la fois personnellement et comme une figure représentative, nous pouvons dire qu’elle est « l’ouvrage de Dieu, créé dans le Christ Jésus pour les œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance » (Éphésiens 2, 10).

56. Marie, une pure vierge, a porté Dieu incarné dans son sein. Son intimité corporelle avec son Fils allait de pair avec sa fidélité à le suivre et sa participation maternelle dans le don victorieux qu’il a fait de lui-même (Luc 2, 35). Tout cela est clairement attesté dans l’Écriture, comme nous l’avons vu. On ne trouve pas dans l’Écriture de témoignage direct au sujet de la fin de la vie de Marie. Cependant certains passages donnent des exemples de personnes qui ont suivi fidèlement les desseins de Dieu et ont été attirés dans la présence de Dieu. De plus, ces passages offrent souvent des touches discrètes ou des analogies partielles qui peuvent éclairer le mystère de l’entrée de Marie dans la gloire. Par exemple, le paradigme biblique de l’eschatologie anticipée apparaît dans le récit d’Étienne, le premier martyr (Actes 7, 54‑60). Au moment de sa mort, dont les traits sont semblables à celle de son Seigneur, il voit « la gloire de Dieu » et Jésus « le Fils de l’homme » non pas siégeant pour le jugement mais « debout à la droite de Dieu » pour accueillir son serviteur fidèle. Semblablement, le voleur repentant qui fait appel au Christ crucifié reçoit la promesse spéciale de se trouver immédiatement avec le Christ dans le paradis (Luc 23, 43). Élie, le serviteur fidèle de Dieu, est enlevé par une tornade dans le ciel (2 Rois 2, 11) et d’Hénoch il est écrit qu’il « avait reçu le témoignage qu’il avait été agréable à Dieu » comme homme de foi et qu’à cause de cela il « fut enlevé afin d’échapper à la mort et on ne le retrouva pas parce que Dieu l’avait enlevé » (Hébreux 11, 5 ; cf. Genèse 5, 24). À l’intérieur d’un tel paradigme d’eschatologie anticipée, on peut aussi voir Marie comme la disciple fidèle pleinement présente avec Dieu dans le Christ. De cette façon, elle est un signe d’espérance pour toute l’humanité.

57. Le paradigme de la grâce et de l’espérance déjà préfiguré dans Marie sera accompli dans la nouvelle création dans le Christ quand tous les rachetés participeront à la pleine gloire du Seigneur (cf. 2 Corinthiens 3, 18). L’expérience chrétienne de la communion avec Dieu dans la vie présente est un signe et avant-goût de la grâce et de la gloire divines, une espérance partagée par l’ensemble de la création (Romains 8,18‑23). Le croyant individuel et l’Église trouvent leur consommation dans la nouvelle Jérusalem, l’épouse sainte du Christ (cf. Apocalypse 21, 2 ; Éphésiens 5, 27). Quand, au fil des générations, les chrétiens d’Orient et d’Occident ont médité l’œuvre de Dieu dans Marie, ils ont discerné dans la foi (cf. Don29) qu’il sied que le Seigneur l’ait réunie pleinement avec lui : dans le Christ elle est déjà une nouvelle création dans laquelle « le monde ancien est passé et une réalité nouvelle est là » (2 Corinthiens 5, 17). Vue dans une telle perspective eschatologique, Marie peut être considérée à la fois comme type de l’Église et comme une disciple qui tient une place spéciale dans l’économie du salut.

 

La définition pontificale

58. Nous avons jusqu’ici donné un aperçu de notre foi commune concernant la place de Marie dans le projet divin. Les catholiques romains, cependant, sont tenus de croire l’enseignement défini par le pape Pie XII en 1950 « que l’immaculée mère de Dieu, Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste ». Nous notons que le dogme n’adopte pas une position particulière sur la façon dont la vie de Marie s’est achevée[10], ni n’utilise à son sujet le vocabulaire de mort et de résurrection, mais célèbre l’action de Dieu en elle. Ainsi, étant donné la compréhension à laquelle nous sommes parvenus pour ce qui concerne la place de Marie dans l’économie de l’espérance et de la grâce, nous pouvons affirmer ensemble que l’enseignement disant que Dieu a pris la bienheureuse Vierge Marie, dans la plénitude de sa personne, dans la gloire, est un enseignement en consonance avec l’Écriture, et qu’on ne peut, en effet, le comprendre qu’à la lumière de l’Écriture. Les catholiques romains peuvent reconnaître que cet enseignement concernant Marie est contenu dans le dogme. Bien que la vocation et la destinée de tous les rachetés soit leur glorification dans le Christ, Marie, comme Theotókos, tient la place prééminente à l’intérieur de la communion des saints et incarne la destinée de l’Église.

59. Les catholiques romains sont également tenus de croire que « la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel » (dogme de l’Immaculée Conception défini par le pape Pie IX, 1854)[11]. La définition enseigne que Marie, tout comme tous les autres êtres humains, a eu besoin du Christ comme son Sauveur et Rédempteur (cf. Lumen gentium 53 ; Catéchisme de l’Église catholique 491). La notion négative d’un « état-sans-péché » court le risque d’obscurcir la plénitude de l’œuvre de salut du Christ. Ce dont il s’agit ce n’est pas tellement qu’il manque à Marie quelque chose qu’« ont » les autres humains, à savoir le péché, mais que la grâce glorieuse de Dieu a rempli sa vie dès le début[12]. La sainteté qui est notre fin dans le Christ (cf. 1 Jean 3, 2‑3), on l’a vue présente, par une grâce imméritée, en Marie, qui est le prototype de l’espérance et de la grâce de l’humanité dans son ensemble. Suivant le Nouveau Testament, être « comblé de grâce » connote d’être délivré du péché par le sang du Christ (Éphésiens 1, 6‑7). Les Écritures indiquent l’efficacité du sacrifice expiatoire du Christ aussi pour ceux qui l’ont précédé dans le temps (cf. 1 Pierre 3, 19 ; Jean 8, 56 ; 1 Corinthiens 10, 4). Ici, une nouvelle fois, la perspective eschatologique éclaire notre compréhension de la personne et de l’appel de Marie. En considération de sa vocation à être la mère de celui qui est le Saint (Luc 1, 35), nous pouvons affirmer ensemble que l’œuvre rédemptrice du Christ rejaillit « par avance » sur Marie dans les profondeurs de son être et à ses tout premiers débuts. Cela n’est pas contraire à l’enseignement de l’Écriture et ne peut être compris qu’à la lumière de l’Écriture. Les catholiques romains peuvent reconnaître en cela ce qui est affirmé par le dogme – à savoir « préservée de toute souillure du péché originel » et « au premier instant de sa conception ».

60. Ensemble nous sommes tombés d’accord que l’enseignement sur Marie dans les définitions de 1854 et 1950, comprises à l’intérieur du paradigme biblique de l’économie de la grâce et du salut esquissé ici, peut être dit en consonance avec l’enseignement des Écritures et les traditions anciennes communes. Toutefois, dans la compréhension qu’en ont les catholiques romains selon les termes de ces deux définitions, la proclamation de tout enseignement sous forme de dogme implique que l’enseignement en question est affirmé comme « révélé par Dieu » et comme devant par conséquent être cru « fermement et constamment » par tous les fidèles (c.-à-d. il est de fide). Le problème que les dogmes peuvent poser aux anglicans peut s’exprimer dans les termes de l’Article VI :

La Sainte Écriture contient toutes les choses nécessaires pour le salut : de sorte que tout ce qui ne s’y lit pas ou ne peut pas être prouvé par elle, ne doit être exigé de personne pour être cru comme article de la foi ni estimé requis ou nécessaire pour le salut.

Nous sommes d’accord qu’on ne peut exiger qu’il faille croire comme article de foi quoi que ce soit qui ne soit révélé par Dieu. Cependant, la question se pose pour les anglicans de savoir si ces doctrines concernant Marie sont révélées par Dieu de telle façon que les croyants doivent les tenir comme une matière de foi.

61. Les circonstances particulières et les formulations précises des définitions de 1854 et 1950 ont créé des problèmes non seulement aux anglicans mais aussi à d’autres chrétiens. Les formulations de ces doctrines et certaines objections les concernant sont situées dans les formes de pensée de leur époque. En particulier les expressions « révélé par Dieu » (1854) et « divinement révélé » (1950) employés dans les dogmes reflètent la théologie de la révélation qui dominait dans l’Église catholique romaine au temps où les définitions furent données et qui ont trouvé une formulation officielle dans la constitution Dei Filius du premier concile du Vatican. Il faut les comprendre aujourd’hui dans la perspective dans laquelle cet enseignement a été affiné par le deuxième concile du Vatican dans sa constitution Dei Verbum, en particulier pour ce qui concerne le rôle central de l’Écriture dans la réception et la transmission de la révélation. Quand l’Église catholique romaine affirme qu’une vérité est « révélée par Dieu », il n’est aucunement question d’une nouvelle révélation. Plutôt, les définitions sont comprises comme portant témoignage de ce qui a été révélé depuis le début. Les Écritures sont porteuses du témoignage normatif quant à cette révélation (cf. Don 19). Cette révélation est reçue par la communauté des croyants et transmise dans les différents temps et lieux par les Écritures et par la prédication, la liturgie, la spiritualité, la vie et l’enseignement de l’Église, qui puisent dans les Écritures. Dans le Don de l’autorité la Commission a cherché à expliciter une méthode par laquelle un tel enseignement officiel peut survenir, le point clé étant qu’il doit être en conformité avec l’Écriture, ce qui reste une préoccupation majeure pour les anglicans comme les catholiques romains.

62. Les anglicans ont également demandé si ces doctrines doivent être tenues par les croyants comme une matière de foi, compte tenu du fait que l’évêque de Rome les a définies « indépendamment d’un Concile » (cf. Autorité II 30). En réponse, les catholiques romains ont attiré l’attention sur le sensus fidelium, sur la tradition liturgique partout dans les Églises locales et sur le soutien actif des évêques catholiques romains (cf. Don 29‑30) : ce furent là les éléments à travers lesquels ces doctrines ont été reconnues comme faisant partie de la foi de l’Église et, par conséquent, susceptibles d’être définies (cf. Don 47). Pour les catholiques romains l’habilitation à porter, sous certaines conditions strictement délimités, une telle définition fait partie du ministère de l’évêque de Rome (cf. Pastor Aeternus [1870], dans Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion Symbolorum [DS] 3069‑3070). Les définitions de 1854 et de 1950 n’ont pas été faites en réponse à une controverse, mais ont donné voix au consensus de la foi parmi les croyants en communion avec l’évêque de Rome. Elles furent réaffirmées par le deuxième concile du Vatican. Pour les anglicans, ce serait le consentement d’un concile œcuménique qui, enseignant selon les Écritures, prouve le plus sûrement que les conditions nécessaires sont réunies pour qu’un enseignement soit de fide. Là où c’est la cas, comme pour la définition de la Theotókos, catholiques romains aussi bien qu’anglicans s’accordent que le témoignage de l’Église doit être cru fermement et constamment par tous les croyants (cf. 1 Jean 1, 1‑3).

63. Les anglicans ont demandé si leur acceptation des définitions de 1865 et de 1950 constituerait une condition de la future restauration de la pleine communion. Les catholiques romains trouvent difficile d’envisager une restauration de la communion où l’acceptation de certaines doctrines serait requise des uns et pas des autres. En abordant ces questions, nous avons été attentifs au fait que « l’une des conséquences de notre séparation fut une tendance aussi bien des anglicans que des catholiques romains d’exagérer l’importance des dogmes mariaux pour eux-mêmes au dépens des autres vérités plus étroitement liés au fondement de la foi chrétienne » (Autorité II 30). Anglicans et catholiques romains sont d’accord que les doctrines de l’Assomption et de l’Immaculée Conception de Marie doivent être comprises à la lumière de la vérité plus centrale de son identité de Theotókos, vérité qui elle-même dépend de la foi en l’Incarnation. Nous reconnaissons que, suivant le deuxième concile du Vatican et l’enseignement des papes récents, le contexte christologique et ecclésiologique de la doctrine de l’Église concernant Marie fait l’objet d’une re-réception à l’intérieur de l’Église catholique romaine. Nous suggérons maintenant que l’adoption d’une perspective eschatologique puisse approfondir notre compréhension partagée de la place de Marie dans l’économie de la grâce, et de la tradition de l’Église concernant Marie, que nos deux Communions reçoivent. Nous exprimons l’espoir que l’Église catholique romaine et la Communion anglicane reconnaissent une foi commune dans l’accord concernant Marie que nous présentons ici. Une telle re-réception signifierait que l’enseignement et la dévotion mariales à l’intérieur de nos communautés respectives, y compris les différences d’accent, seraient considérés comme d’authentiques expressions de la croyance chrétienne[13]. Une telle re-réception devrait se faire à l’intérieur du contexte d’une mutuelle re-réception d’une autorité enseignante effective dans l’Église, telle celle présentée dans le Don de l’Autorité.

 

D. Marie dans la vie de l’Église

64. « Toutes les promesses de Dieu trouvent leur “oui” dans le Christ ; aussi est-ce par lui que nous disons“amen” à Dieu pour sa gloire » (2 Corinthiens 1, 20). Le « oui » de Dieu dans le Christ prend une forme spécifique et exigeante quand il est adressé à Marie. Le mystère profond du « Christ au milieu de vous, l’espérance de la gloire » (Colossiens 1, 27) a pour elle une signification unique. Il la rend capable de prononcer l’ « amen » dans lequel, par l’Esprit qui la couvre de son ombre, le « oui » divin de la nouvelle création est inauguré. Comme nous l’avons vu, ce fiat de Marie était spécifique quant à son ouverture à la Parole de Dieu et quant au chemin vers le pied de la croix et au-delà sur lequel la conduisait l’Esprit. Les Écritures décrivent Marie comme progressant dans sa relation avec le Christ : l’appartenance du Christ à la famille naturelle de Marie (Luc 2, 39) fut transcendée dans l’appartenance de Marie à la famille eschatologique du Christ, ceux sur qui l’Esprit est répandu (Actes 1, 14 ; 2, 1‑4) . L’« amen » de Marie au « oui » de Dieu dans le Christ, à elle adressé, est unique et, en même temps, un modèle pour tout disciple et pour la vie de l’Église.

65. Un des résultats de notre étude fut de prendre conscience de différences dans les façons dont nos traditions se sont approprié dans leur vie de prière l’exemple de Marie réalisant la grâce de Dieu. Alors que les deux traditions ont reconnu la place spéciale de Marie dans la communion des saints, des accents différents ont marqué la façon dont nous avons perçu son ministère. Les anglicans ont eu tendance à partir d’une réflexion sur l’exemple scripturaire de Marie comme inspiration et modèle de la condition de disciple. Les catholiques romains ont donné la prééminence au ministère continué de Marie dans l’économie de la grâce et dans la communion des saints. Marie oriente les gens vers le Christ, les recommandant à lui et les aidant à partager sa vie. Aucune de ces deux caractérisations générales ne fait pleinement justice à la richesse et à la diversité de chacune des traditions et le vingtième siècle a témoigné d’une convergence croissante, beaucoup d’anglicans étant poussés vers une dévotion plus active envers Marie et les catholiques romains découvrant de manière renouvelée les racines scripturaires de cette dévotion. Nous sommes ensemble d’accord qu’en comprenant Marie comme l’exemple humain le plus plénier de la vie de grâce, nous sommes appelés à réfléchir aux leçons de sa vie consignées dans l’Écriture et à la rejoindre comme quelqu’un qui réellement n’est pas mort mais vraiment vivant dans le Christ. Ce faisant, nous marchons ensemble comme des pèlerins en communion avec Marie, la toute première parmi les disciples du Christ, et avec tous ceux dont la participation à la nouvelle création nous encourage à être fidèles à notre appel (cf. 2 Corinthiens 5, 17. 19).

66. Conscients de la place distincte de Marie dans l’histoire du salut, les chrétiens lui ont donné une place spéciale dans leur prière liturgique et leur prière privée, louant Dieu pour ce qu’il a fait dans et par elle. En chantant le magnificat, ils louent Dieu avec elle ; dans l’eucharistie, ils prient avec elle tout comme ils prient avec tout le peuple de Dieu, intégrant leurs prières dans la grande communion des saints. Ils reconnaissent la place de Marie dans la « prière de tous les saints » qui est prononcée devant le trône de Dieu dans la liturgie céleste (Apocalypse 8, 3‑4). Toutes ces façons d’inclure Marie dans la louange et la prière appartiennent à notre héritage commun tout comme notre reconnaissance de son statut unique comme Theotókos, qui lui donne une place distincte dans la communion des saints.

 

Intercession et médiation dans la communion des saints

67. La coutume des croyants de demander à Marie d’intercéder pour eux auprès de son Fils s’est rapidement développée après qu’elle fut déclarée Theotókos au concile d’Éphèse. La forme aujourd’hui la plus commune de cette intercession est le « Je vous salue Marie ». Cette formule noue ensemble les salutations à Marie de Gabriel et d’Élisabeth (Luc 1, 28. 42). Elle était largement en usage à partir du cinquième siècle, sans la partie finale « priez pour nous pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort », ajoutée la première fois au quinzième siècle et introduite dans le bréviaire romain par Pie V en 1568. Les réformateurs anglais ont critiqué cette invocation et les formes de prières semblables, car ils croyaient qu’elles mettaient en péril l’unique médiation de Jésus-Christ. Confrontés à une dévotion exagérée, en défensive contre une exaltation excessive du rôle et du pouvoir de Marie à côté de ceux du Christ, ils ont rejeté « la doctrine romaine… de l’invocation des saints » comme n’étant « fondée sur aucune garantie de l’Écriture, mais plutôt contraire à la Parole de Dieu » (Article XXII). Le concile de Trente a affirmé que chercher l’assistance des saints pour obtenir la faveur de Dieu est « bon et utile » : de telles demandes sont faites « par son Fils notre Seigneur Jésus Christ, qui seul est notre Rédempteur et Sauveur » (DS 1821). Le deuxième concile du Vatican a avalisé la pratique ininterrompue des croyants qui demandent à Marie de prier pour eux, en soulignant que « le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien l’unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu » (Lumen gentium 60). Aussi l’Église catholique romaine continue-t-elle de promouvoir la dévotion à Marie, tout en réprouvant ceux qui soit exagèrent soit minimisent le rôle de Marie (Marialis cultus 31). Ayant cet arrière-plan à l’esprit, nous cherchons une manière théologiquement fondée de nous rejoindre plus étroitement dans la vie de prière en communion avec le Christ et ses saints.

68. L’Écriture enseigne qu’« il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, un homme : le Christ Jésus, qui s’est donné en rançon pour tous » (1 Timothée 2, 5‑6). Comme on l’a noté précédemment, sur la base de cet enseignement « nous rejetons toute interprétation du rôle de Marie qui obscurcit cette affirmation » (Autorité II 30). Cependant, il est vrai également que tous les ministères de l’Église, spécialement ceux de la Parole et des sacrements, sont médiateurs de la grâce de Dieu par l’intermédiaire d’êtres humains. Ces ministères n’entrent pas en concurrence avec l’unique médiation du Christ, ils la servent plutôt et ont leur source en elle. En particulier, la prière de l’Église n’intervient pas à côté ou à la place de l’intercession du Christ, mais elle est faite par lui, notre défenseur et médiateur (cf. Romains 8, 34; Hébreux 7, 25; 12, 24; 1 Jean 2, 1). Elle trouve à la fois sa possibilité et sa pratique dans et par l’Esprit Saint, l’autre défenseur envoyé conformément à la promesse du Christ (cf. Jean 14, 16‑17). Par conséquent, demander à nos frères et sœurs, sur terre et au ciel, de prier pour nous, n’est pas contester l’unique médiation du Christ mais c’est plutôt un moyen grâce auquel, par et dans l’Esprit, celle-ci peut déployer sa puissance.

69. Dans notre prière de chrétiens nous adressons nos demandes à Dieu notre Père du ciel dans et par Jésus Christ suivant que l’Esprit Saint nous pousse et nous en donne la capacité. Toutes ces invocations se font dans la communion qui est l’être et le don de Dieu. Dans la vie de prière nous invoquons le nom du Christ en solidarité avec toute l’Église, assistés par la prière de frères et de sœurs de tous les lieux et de tous les temps. Comme l’ARCIC l’a exprimé précédemment, « le pèlerinage de foi des croyants s’accomplit avec le soutien mutuel de tout le peuple de Dieu. Dans le Christ, tous les croyants, à la fois les vivants et les défunts, sont liés ensemble dans une communion de prière » (Le salut et l’Église [1987] 22). Dans l’expérience de cette communion de prière, les croyants ont conscience de leur compagnonnage continué avec leurs sœurs et frères « qui se sont endormis », « la grande nuée de témoins » qui nous entoure tandis que nous courons la course de la foi. Pour les uns, cette intuition signifie sentir la présence de leurs amis ; pour d’autres elle peut signifier réfléchir aux questions de la vie avec ceux qui les ont précédés dans la foi. Une telle expérience intuitive affirme notre solidarité dans le Christ et avec les chrétiens de tous les temps et de tous lieux, notamment avec la femme par qui il est devenu « semblable à nous en tous points excepté le péché » (Hébreux 4, 15).

70. Les Écritures invitent les chrétiens à demander à leur frères et sœurs de prier pour eux dans et par le Christ (cf. Jacques 5, 13‑15). Ceux qui sont maintenant « avec le Christ », libres des entraves du péché, partagent la prière et la louange ininterrompues qui caractérise la vie au ciel (par ex. Apocalypse 5, 9‑14 ; 7, 9‑12 ; 8, 3‑4). A la lumière de ces témoignages, beaucoup de chrétiens ont trouvé que l’on peut légitimement et effectivement demander l’aide de leur prière à des membres de la communion des saints qui se distinguent par la sainteté de leur vie (Jacques 5, 16‑18). C’est en ce sens que nous affirmons que demander aux saints de prier pour nous n’est pas à exclure comme non scripturaire, bien que l’Écriture n’enseigne pas directement qu’il s’agit là d’un élément requis par la vie en Christ. De plus, nous sommes d’accord que la manière dont cette aide est recherchée ne doit pas obscurcir l’accès direct des croyants à Dieu notre Père des cieux, qui se plaît à donner de bonnes choses à ses enfants (Matthieu 7, 11). Quand, dans l’Esprit et par le Christ, les croyants adressent leurs prières à Dieu, ils sont assistés par la prière d’autres croyants, spécialement de ceux qui vivent vraiment dans le Christ et sont libérés du péché. Nous notons que les formes liturgiques de la prière sont adressées à Dieu : elles n’adressent pas de prières « aux » saints mais leur demandent plutôt de « prier pour nous ». Cependant, dans ces cas et dans d’autres, il faut rejeter, comme n’étant pas en consonance avec l’Écriture et les traditions anciennes communes, toute idée d’une invocation qui brouillerait l’économie trinitaire de la grâce et de l’espérance.

 

Le ministère caractéristique de Marie

71. Parmi tous les saints, Marie prend sa place comme Theotókos : vivante dans le Christ, elle demeure avec celui qu’elle a enfanté, toujours « comblée de grâce » dans la communion de grâce et d’espérance, le modèle de l’humanité rachetée, une icône de l’Église. En conséquence, l’on croit qu’elle exerce, par sa prière agissante, un ministère spécifique d’aide aux autres. Lisant le récit de Cana, beaucoup de chrétiens continuent d’entendre Marie leur enseignant : « Quoi qu’il vous dise, faites-le », et ils sont persuadés qu’elle attire l’attention de son Fils sur leurs besoins : « ils n’ont pas de vin » (Jean 2, 1‑12). Beaucoup éprouvent un sentiment d’empathie et de solidarité avec Marie, spécialement à des moments clés où le récit de sa vie fait écho aux moments qu’ils vivent, par exemple l’acceptation de la vocation, le scandale de sa grossesse, l’environnement improvisé dans lequel elle a accouché, l’enfantement et la fuite comme une réfugiée. Les tableaux de Marie debout au pied de la croix et le tableau traditionnel de Marie qui reçoit le corps de Jésus (la Pietà) évoquent les souffrances particulières d’une mère à la mort de son enfant. Les anglicans comme les catholiques romains sont attirés vers la mère du Christ comme une figure de tendresse et de compassion.

72. Le rôle maternel de Marie, affirmé d’abord dans les récits que l’évangile fait de sa relation à Jésus, a été développé de manières variées. Les croyants chrétiens reconnaissent que Marie est la Mère de Dieu incarné. Lorsqu’ils méditent la parole de notre Sauveur mourant au disciple bien-aimé, « Voici ta mère » (Jean 19, 27), ils peuvent entendre une invitation à chérir Marie comme « mère des croyants » : elle prendra soin d’eux comme elle a pris soin de son Fils à l’heure où il a rencontré la difficulté. Entendant appeler Ève « la mère de tous les vivants » (Genèse 3, 20), ils peuvent aller jusqu’à considérer Marie comme mère de la nouvelle humanité, agissant dans son ministère qui est d’orienter tout le monde vers le Christ, cherchant le bien-être de tous les vivants. Nous sommes d’accord que, tout en gardant la prudence requise dans l’emploi de telles images, il est séant de les appliquer à Marie comme une façon d’honorer sa relation particulière à son Fils et l’efficacité en elle de son œuvre de rédemption

73. Beaucoup de chrétiens pensent que donner une expression de dévotion à leur façon d’apprécier le ministère de Marie enrichit leur culte de Dieu. Une dévotion populaire authentique à Marie, qui de par sa nature déploie une grande diversité individuelle, régionale et culturelle, doit être respectée. Les foules qui se rassemblent en certains lieux dont l’on croit que Marie y est apparue suggèrent que les apparitions sont une part importante de cette dévotion et procurent du réconfort spirituel. Il faut là un discernement prudent dans l’évaluation de la valeur spirituelle des apparitions alléguées. La chose a été souligné dans un commentaire catholique romain récent.

« La révélation privée… peut être une aide valable pour comprendre et mieux vivre l'Évangile à un moment particulier; c'est pourquoi elle ne doit pas être négligée. Elle est une aide qui est offerte, mais dont il n'est nullement obligatoire de faire usage…Le critère pour la vérité et pour la valeur d'une révélation privée est donc son orientation vers le Christ lui-même. Quand elle nous éloigne de lui, quand elle se rend indépendante ou même quand elle se fait passer pour un dessein de salut autre et meilleur, plus important que l'Évangile, elle ne vient certainement pas de l'Esprit Saint » (Congrégation pour la doctrine de la foi, Commentaire théologique sur le message de Fatima, 26 juin 2000).

Nous sommes d’accord que, à l’intérieur des contraintes posées dans cet enseignement pour garantir que l’honneur rendu au Christ reste pré-éminent, on peut accepter une telle dévotion privée mais sans jamais l’exiger des croyants.

74. Quand Marie a été reconnue pour la première fois comme mère du Seigneur par Élisabeth, elle a répondu en louant Dieu et proclamant sa justice pour les pauvres dans son Magnificat (Luc 1, 46‑55). Dans la réponse de Marie nous pouvons voir une attitude de pauvreté envers Dieu qui reflète l’engagement et la préférence de Dieu pour les pauvres. Dans son impuissance elle est exaltée par la faveur de Dieu. Bien que son témoignage d’obéissance et d’acceptation de la volonté de Dieu fut quelquefois utilisé pour encourager la passivité et imposer la servitude aux femmes, l’interprétation juste est de le voir comme un engagement radical envers Dieu qui a pitié de sa servante, relève les humbles et abaisse les puissants. Des questions sur la justice pour les femmes et sur l’émancipation des opprimés sont nées de la méditation quotidienne du chant remarquable de Marie. Inspirées par les paroles de Marie, des communautés de femmes et d’hommes dans différentes cultures se sont engagées dans un travail avec les pauvres et les exclus. C’est seulement quand la joie s’unit à la justice et à la paix que nous participons de façon authentique à l’économie de l’espérance et de la grâce que Marie proclame et incarne.

75. Affirmant ensemble sans ambiguïté l’unique médiation du Christ, qui porte du fruit dans la vie de l’Église, nous ne considérons pas l’usage de demander à Marie et aux saints de prier pour nous comme un facteur de division de la communion. Les obstacles du passé ayant été écartés par la clarification de la doctrine, par la réforme liturgique et les normes pratiques pour son application, nous croyons qu’il ne persiste plus de raison théologique de division ecclésiale en ces matières.

 

E. Conclusion

76. Notre étude, qui commence par une lecture ecclésiale et œcuménique soigneuse des Écritures, à la lumière des traditions anciennes communes, a éclairé de manière nouvelle la place de Marie dans l’économie de l’espérance et de la grâce. Ensemble nous ré-affirmons les accords obtenus précédemment par l’ARCIC dans Autorité dans l’Église II 30 :

– qu’aucune interprétation du rôle de Marie ne doit obscurcir l’unique médiation du Christ,

– que toute considération de Marie doit être liée aux doctrines du Christ et de l’Église,

– que nous reconnaissons la bienheureuse Vierge Marie comme la Theotókos, la mère de Dieu incarné et observons  de ce fait ses fêtes et l’honorons parmi les saints,

– que Marie fut préparée par grâce à être la mère de notre Rédempteur par qui elle a elle-même été rachetée et reçue dans la gloire,

– que nous reconnaissons Marie comme modèle de sainteté, de foi et d’obéissance pour tous les chrétiens et

– que Marie peut être considérée comme une figure prophétique de l’Église.

Nous croyons que le présent rapport approfondit de manière significative et élargit ces accords, les plaçant dans une étude de l’ensemble de la doctrine et de la dévotion associées à Marie.

76. Nous sommes convaincus que toute tentative de parvenir à une compréhension réconciliée de ces questions doit commencer par une écoute de la parole de Dieu dans les Écritures. Pour cette raison, notre rapport commun commence par une exploration soigneuse du riche témoignage du Nouveau Testament sur Marie, à la lumière des thèmes et paradigmes de l’ensemble de l’Écriture prise comme un tout.

– Cette étude nous a conduits à la conclusion qu’il est impossible d’être fidèle à l’Écriture sans prêter l’attention qu’elle mérite à la personne de Marie (paragraphes 6‑30),

– En lisant ensemble les anciennes traditions communes, nous avons discerné de manière renouvelée l’importance centrale de la Theotókos dans les querelles christologiques et l’emploi par les Pères d’images bibliques pour interpréter et célébrer la place de Marie dans le plan du salut (paragraphes 31‑40).

– Nous avons passé en revue la progression de la dévotion à Marie durant les siècles du Moyen Âge et les controverses théologiques s’y rapportant. Nous avons vu comment certains excès dans la dévotion de la fin du Moyen Âge et les réactions des Réformateurs contre eux ont contribué à briser la communion entre nous, à la suite de quoi les attitudes envers Marie ont emprunté des voies divergentes (paragraphes 41-46).

– Nous avons également constaté les développements qui ont suivi dans chacune de nos Communions, ouvrant la voie à une re-réception de la place de Marie dans la foi et la vie de l’Église (paragraphes 47‑51).

– Cette convergence croissante nous a permis aussi d’aborder de manière renouvelée les questions sur Marie que nos deux Communions nous ont posées. Pour ce faire, nous avons cadré notre travail dans le paradigme de la grâce et de l’espérance que nous découvrons dans l’Écriture – « prédestinés… appelés… justifiées… glorifiés » (Romains 8‑30 (paragraphes 5‑57).

Avancées dans l’accord

78. Comme résultat de notre étude, la Commission présente les accord suivants, que nous croyons être une avancée significative de notre consensus concernant Marie. Nous affirmons ensemble :

– que l’enseignement selon lequel Dieu a pris la bienheureuse Vierge Marie dans la plénitude de sa personne dans la gloire est en consonance avec l’Écriture et doit être compris uniquement à la lumière de l’Écriture (paragraphe 58) ;

– qu’en considération de sa vocation à être la mère de celui qui est le Saint, l’œuvre rédemptrice du Christ a atteint par avance Marie dans les profondeurs de son être et à ses tout premiers débuts (paragraphe 59) ;

– que l’enseignement sur Marie des deux définitions de l’Assomption et de l’Immaculée Conception, compris dans le cadre du paradigme biblique de l’économie de l’espérance et de la grâce, peut être dit en consonance avec l’enseignement de l’Écriture et des traditions anciennes communes (paragraphe 60) ;

– que cet accord, une fois accepté par nos deux Communions, situerait les questions sur l’autorité qui surgissent à partir des définitions de 1854 et de 1950 dans un nouveau contexte œcuménique (paragraphes 61‑63) ;

– que Marie exerce un ministère ininterrompu qui est au service du ministère du Christ, notre unique médiateur, que Marie et les saints prient pour toute l’Église et que l’usage de demander à Marie et aux saints de prier pour nous n’est pas un facteur de division de la communion (paragraphes 64‑75).

79. Nous sommes d’accord que les doctrines et dévotions qui sont contraires à l’Écriture ne peuvent être dites révélées par Dieu ni être l’enseignement de l’Église. Nous sommes d’accord que les doctrines et dévotions centrées sur Marie, y compris les affirmations sur des « apparitions privées », doivent être régulées par des normes qui garantissent la place unique et centrale de Jésus Christ dans la vie de l’Église et que seul le Christ, ensemble avec le Père et l’Esprit Saint, doit être adoré dans l’Église.

80. Notre rapport a cherché non pas à dissiper tous les problèmes possibles mais à approfondir notre intelligence commune jusqu’au point où les diversités subsistantes dans les pratiques de dévotion peuvent être reçues comme l’œuvre variée de l’Esprit parmi tout le peuple de Dieu. Nous croyons que l’accord que nous avons dessiné ici est lui-même le produit d’une re-réception de la doctrine sur Marie par les anglicans et les catholiques romains et qu’il oriente vers la possibilité d’une réconciliation plus ample, dans laquelle les questions concernant la doctrine sur Marie et la dévotion à Marie ne doivent plus être considérés comme facteurs de division pour la communion ou comme obstacle pour une nouvelle étape de notre progression vers la koinonia visible. Ce rapport d’accord est maintenant proposé à nos autorités respectives. Il peut aussi représenter par lui-même une étude valable de l’enseignement de l’Écriture et des traditions anciennes communes sur la bienheureuse Vierge Marie, la Mère de Dieu incarné. Notre espoir est que, puisque nous avons part au même Esprit par qui Marie a été préparée et sanctifiée pour sa vocation unique, nous puissions participer ensemble avec elle et tous les saints à la louange sans fin de Dieu.

 

MEMBRES DE LA COMMISSION

Membres anglicans

Très Rév. Frank Griswold, Évêque président de l’Église épiscopale (USA)
(Coprésident jusqu’en 2003)

Très Rév. Peter Carnley, Archevêque de Perth et Primat de l’Église anglicane en Australie
(Coprésident depuis 2003)

Très Rév. John Baycroft, Évêque retraité d’Ottawa (Canada)

Dr E. Rozanne Elder, Professeur d‘histoire, Western Michigan University (USA)

Rév. Professeur Jaci Maraschin, Professeur de théologie, Institut œcuménique, Sao Paulo (Brésil)

Rév. Dr John Muddiman, Professeur d’Ancien Testament à l’Université d’Oxford, Mansfield College, Oxford (RU)

Rév. Dr Michael Nazir-Ali, Évêque de Rochester (RU)

Rév. Chanoine Dr Nicholas Sagovsky, Chanoine théologien de l’Abbaye de Westminster, Londres (RU)

Rév. Chanoine Dr Charles Sherlock, Directeur des études de préparation au ministère du Melbourne College of Divinity (Australie)

Secrétaire

Rév. Chanoine David Hamid, Directeur des affaires et des études œcuméniques, Bureau de la Communion Anglicane, Londres (RU)
(jusqu’en 2002)

Rév. Chanoine Gregory K. Cameron, Directeur des Affaires et des études œcuméniques, Bureau de la Communion Anglicane, Londres (RU)
(depuis 2002)

Observateur de l’Archevêque de Cantorbéry

Rév. Chanoine Dr Richard Marsh, Secrétaire aux affaires œcuméniques de l’Archevêque de Cantorbéry, Londres (RU)
(jusqu’en 1999)

Rév. Dr Herman Browne, Secrétaire assistant aux affaires œcuméniques de l’Archevêque de Cantorbéry, Londres (RU)
(2000-2001)

Rév. Chanoine Jonathan Gough, Secrétaire à l’œcuménisme de l’Archevêque de Cantorbéry, Londres (RU)
(depuis 2002)

 

Membres catholiques

S.Exc. Mgr Cormac Murphy-O’Connor, Évêque d’Arundel et Brighton (RU)
(Coprésident jusqu’en 2000)

S.Exc. Mgr Alexander Brunett, Archevêque de Seattle (USA)
(Coprésident depuis 2000)

Sœur Sara Butler, MSBT, Professeur de théologie dogmatique, St Joseph’s Seminary, Yonkers, New York (USA)

Rév. Dr Peter Cross, Professeur en théologie systématique, Catholic Theological College, Clayton (Australie)

Rév. Dr Adelbert Denaux, Professeur de la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain (Belgique)

S. Exc. Mgr Brian Farrell, LC, Secrétaire, Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Cité du Vatican)
(depuis 2003)

S.Exc. Mgr Walter Kasper, Secrétaire, Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Cité du Vatican)
(1999-2000)

S.Exc. Mgr Malcolm McMahon, OP, Évêque de Nottingham (RU)
(depuis 2001)

Rév. Professeur Charles Morerod, OP, Doyen de la Faculté de philosophie, Université Pontificale Saint-Thomas d’Aquin, Rome (Italie)
(depuis 2002)

S.Exc. Mgr Marc Ouellet, PSS, Secrétaire, Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, Cité du Vatican
(2001-2002)

Rév. Père Jean Tillard, OP, Professeur de la Faculté dominicaine de théologie, Ottawa (Canada)
(jusqu’en 2000 - décédé)

Rév. Professeur Liam Walsh, OP, Professeur émérite, Faculté de théologie, Université de Fribourg (Suisse)

Secrétaire

Monseigneur Timothy Galligan, collaborateur du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Cité du Vatican)
(jusqu’en 2001)

Rév. Chanoine Donald Bolen, collaborateur du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Cité du Vatican)
(depuis 2001)

Consulteur

Dom Emmanuel Lanne, OSB, Monastère de Chevetogne (Belgique)
(depuis 2000)

Observateur du Conseil œcuménique des Églises

Rév. Dr Michael Kinnamon, Doyen, Lexington Theological Seminary, Kentucky (USA)
(jusqu’en 2001)

Personnel administratif

Mme Christine Codner, Bureau de la Communion anglicane, Londres (RU)

Mlle Giovanna Ramon, Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Cité du Vatican)

 

 

 

Références de documents cités : Article suivis d’un numéro en chiffre romain renvoie aux définitions de foi de la Communion anglicane formulées dans les Articles de Religion ou Trente-neuf Articles qui figurent depuis 1562 dans le Common Book of Prayer. –– DB = Denzinger-Schönmetzger, Enchiridion Symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, Fribourg en Br., Herder (plusieurs rééditions et mises à jour). On pourra trouver une traduction française de cerecueil de textes originaux du magistère de l’Église catholique dans Symboles et définitions de la foi catholique, Joseph Hoffmann éd., Paris, Cerf, 2001. On trouvera aussi les textes du magistère catholique romain dans Gervais Dumeige, Textes doctrinaux du magistère de l’Église sur la foi catholique, Paris, Orante, 1969. – Don = le document Gift of Authority (Don de l’autorité), rapport de la Commission anglicane – catholique romaine [ARCIC] 12 mai 1999), sous-titré « Autorité dans l’Église III ». Ce rapport est précédé de trois autres déclarations qui marquent les étapes du travail de la commission sur le même thème et publiés sous le titre Authority in the Church (Autorité dans l’Église) suivi chaque fois de la précision IElucidation, II (en abgrégé Autorité). –– Lumen gentium = constitution dogmatique sur l’Église du concile Vatican II. –– Pastor aeternus = constitution dogmatique sur l’Église du Christ du concile Vatican I. –-Le Salut et l’Église (Salvation and the Church) = déclaration d’accord de l’ARCIC II du 3 septembre 1986. –– Ut unum sint = encyclique sur l’unité de Jean-Paul II, 1995. [NdT]

[1] Par typologie nous entendons une lecture qui admet que certaines réalités dans l’Écriture (personnes, lieux et événements) annoncent ou éclairent d’autres réalités, ou reflètent des paradigmes de la foi de manière imagée (par ex. Adam est un type du Christ : Romains 5, 14 ; Isaïe 7, 14 indique la naissance virginale de Jésus : Matthieu 1, 23). On a considéré que ce sens typologique était un sens qui va au-delà du sens littéral. Cette approche présuppose l’unité et la cohérence de la révélation divine.

[2] Étant donné son fort enracinement juif dans les versions de Matthieu comme de Luc, faire appel à des analogies avec la mythologie païenne ou à une exaltation de la virginité par-dessus l’état de mariage pour expliquer l’origine de la tradition n’est pas plausible. De même, l’idée de la conception virginale n’est pas davantage à dériver d’une lecture excessivement littérale du texte grec d’Isaïe 7, 14 (LXX), car ce n’est pas de cette manière qu’elle est introduite dans la relation de Luc. Par ailleurs, suggérer qu’elle a son origine dans une réponse à une accusation d’illégitimité portée contre Jésus est invraisemblable, car cette accusation a pu aussi apparaître parce que l’on savait qu’il y avait quelque chose d’inhabituel concernant la naissance de Jésus (cf. Marc 6, 3 ; Jn 8, 41) et à cause de l’affirmation de l’Église concernant sa conception virginale.

[3] Bien que le terme « frère » signifie habituellement un frère de sang, le grec adelphos, comme l’hébreu ’ah peut avoir un sens plus large de parent ou membre de la famille (par ex. Gen 29, 12 LXX) ou demi-frère (par ex. Marc 6, 17s). Des parents qui ne sont pas de la fratrie directe peuvent être inclus dans cet emploi du terme en Marc 3, 31. Marie avait une famille étendue : on mentionne sa sœur en Jean 19, 25 et sa parente Élisabeth en Luc 1, 36. Dans l’Église ancienne différentes explications de la mention des « frères » de Jésus ont été données, soit comme des demi-frères soit comme des cousins.

[4] Le texte hébreu de Genèse 3, 15 parle de l’inimitié entre le serpent et la femme et entre la descendance des deux. Dans ces paroles adressées au serpent, le pronom personnel (hu’), « Il te meurtrira la tête » est au masculin. Dans la traduction grecque utilisée dans l’Église ancienne (LXX), le pronom personnel autos ne peut toutefois pas renvoyer à la descendance (neutre : to sperma) mais doit concerner un individu masculin qui pourrait alors être le Messie, né d’une femme. La Vulgate traduit (mal) l’expression par ipsa conteret caput tuum (« elle te meurtrira la tête »). Ce pronom féminin a appuyé une lecture du passage en référence à Marie, lecture qui est devenue traditionnelle dans l’Église latine. Toutefois, la nouvelle Vulgate (1986) revient au neutre ipsum, qui renvoie à semen illius : « Inimicitias ponam inter te et mulierem et semen tuum et semen illius ; ipsum conteret caput tuum, et tu conteres calcaneum eius ».

[5] Cf. Épiphane de Salamine († 402), Panarion 78. 11; Quodvultdeus († 454), Sermons sur le Symbole II, I.. 4‑6 ; Oecomenius (env. † 550), Commentaire sur l’Apocalypse 6.

[6] Le concile a solennellement approuvé le contenu de la deuxième lettre de Cyrille à Nestorius : « Ce n’est pas un homme ordinaire qui a d’abord été engendré de la sainte Vierge et sur lequel ensuite le Verbe serait descendu, mais c’est pour avoir été uni à son humanité dès le sein maternel qu’il est dit avoir subi la génération charnelle, et c’est ainsi que les saints Pères se sont enhardis à nommer la Sainte Vierge Theotókos » (DS 251) [traduction française dans Les conciles œcuméniques. 32*. Les décrets, Paris, Cerf, 1994, pp. 1209. 113 – NdT].

[7] Le Tome de Léon [Lettre du pape Léo Ier à Flavien – NdT], qui fut décisif pour le résultat du concile de Chalcédoine (451), déclare que le Christ « a été conçu de l’Esprit Saint dans le sein de la Vierge Marie qui l’a mis au monde, sa virginité étant sauve » (DS 291). De même Athanase parle, dans le De Virginitate (Le Muséon 42, 244‑248), de « Marie qui… est restée une vierge jusqu’à la fin [comme modèle de tous ceux qui] viennent à sa suite. » Cf. Jean Chrysostome († 407), Homélie sur Matthieu 5,3. Le premier concile œcuménique à employer le terme Aieparthenos (semper virgo) fut le deuxième concile de Constantinople (553). Cette désignation est déjà implicite dans la formulation occidentale classique de la virginitas ante partum, in partu, post partum de Marie. Cette tradition apparaît constamment dans l’Église d’Occident à partir d’Ambroise. Comme l’écrit Augustin, « elle l’a conçu étant vierge, elle lui a donné naissance comme vierge, elle est restée une vierge » (Sermo 51. 18 ; cf. Sermo 196. 1).

[8] Ainsi Irénée la critique pour « hâte excessive » à Cana, « cherchant à pousser son fils à accomplir un miracle avant que son heure soit venue » (Adversus Haereses III. 16.7), Origène parle d’oscillation dans la foi à la croix, « de sorte qu’elle aussi avait quelque péché pour lequel le Christ est mort » (Homilia in Lucam, 17, 6). On trouve des suggestions de ce genre dans les écrits de Tertullien, Ambroise et Jean Chrysostome.

[9] L’invocation de Marie est attestée dans le texte ancien que l’on connaît traditionnellement comme le Sub tuum praesidium (Cf. O. Stegmuller, « Sub tuum praesidium. Bermerkungen zur ältesten Überlieferung » dans ZKTh 74 [1952}, pp. 76­82 [77]. Ce texte est utilisé, avec deux modifications, jusqu’à aujourd’hui dans la tradition liturgique grecque ; on en trouve également des versions dans les liturgies ambrosienne, romaine, byzantine et copte. Comme version anglaise familière citons : « We fly to thy protection, O holy Mother of God; despise not our petitions in our necessities but deliver us from all dangers, O ever glorious and blessed Virgin. ». [Version française : « Sous l’abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, sainte Mère de Dieu. Ne méprise pas nos prières quand nous sommes dans l’épreuve, mais de tout danger délivre-nous toujours, ô Verge glorieuse et bénie ! ». – NdT].’

[10] La référence au dogme de Marie élevée “en corps et en âme” a causé des difficultés à certains pour des raisons historiques et philosophiques. Le dogme laisse toutefois ouverte la question touchant ce que l’absence de son corps mortel signifie en termes historiques. De même « élevée en corps et en âme » ne veut pas privilégier une anthropologie particulière. Plus positivement, « élevée en corps et en âme » peut être considéré comme ayant des implications christologiques et ecclésiologiques. Marie, « celle qui a enfanté Dieu » est intimement, en fait corporellement, liée au Christ : la glorification corporelle du Christ lui-même englobe maintenant celle de Marie. Et, du fait que Marie a porté le corps de chair du Christ, elle est intimement liée à l’Église, corps du Christ. En bref, la formulation du dogme répond à des questions théologiques plutôt qu’historiques et philosophiques en lien avec Marie.

[11] La définition visait une vieille controverse sur le moment de la sanctification de Marie en affirmant qu’elle eut lieu au tout premier instant de sa conception.

[12] L’assertion de Paul dans Romains 3, 23 « tous ont péché, sont privés de la gloire de Dieu » peut sembler n’admettre aucune exception, pas même Marie. Cependant il est important de noter le contexte rhétorique apologétique de l’argumentation générale de Romains 1 – 3, dont la préoccupation est de montrer l’égale situation pécheresse des Juifs et des païens (3, 19). Romains 3, 23 a une intention très spécifique qui n’a pas de lien avec la question de l’état sans péché de Marie ou de quelque autre chose la concernant.

[13] Dans ces circonstances, l’acceptation explicite de la formulation précise des définitions de 1854 et de 1950 pourraient ne pas être requise des croyants qui n’étaient pas en communion avec Rome quand elles furent définies. Inversement, les anglicans devraient accepter que ces définitions sont une expression légitime de la foi catholique et doivent être respectées comme telles, même si ces formulations n’étaient pas employées par eux. Il y a des exemples d’accord œcuménique où ce que l’un des partenaires a défini comme de fide peut être exprimé par un autre partenaire d’une autre façon, comme par exemple dans la Déclaration Christologique commune entre l’Église catholique et l’Église assyrienne de l’Orient (1994) ou la Déclaration conjointe de l’Église catholique et de la Fédération Luthérienne Mondiale sur la doctrine de la justification (1999).

 

traduction Charles Ehlinger
8 novembre 2004