Commentaire du rapport

Justification et sacramentalité :
la communauté chrétienne, agent de justice

 

P. Robert F. Christian, O.P.

 

1. Le but de ce commentaire est triple : 1) mettre en lumière la valeur œcuménique de l’accord trouvé dans Justification et sacramentalité : La communauté chrétienne, agent de justice (ci-après, JS) ; 2) indiquer les domaines qui nécessitent une étude ultérieure ; et 3) signaler les difficultés particulières ou potentielles dans l’interprétation et la réception du document de la part des catholiques.

2. Le premier point nécessite quelques observations générales préalables sur la genèse de JS, le type de document qu’il entend être, et les résultats qu’il présente.

3. Le deuxième et le troisième points se chevauchent en partie, puisque certaines des difficultés qui se présentent aux catholiques dans l’interprétation des éléments saillants de ce document pourraient demander une réflexion ultérieure qui aiderait à les clarifier ou même à les résoudre, tandis que d’autres pourraient être considérées comme des obstacles à sa réception car elles paraissent incompatibles avec la doctrine catholique déjà reçue.

4. Comme il est inévitable, le deuxième et le troisième buts de ce commentaire nécessiteront une description et une explication plus détaillées que pour l’examen de la valeur œcuménique de l’accord en tant que tel. C’est pourquoi ce commentaire leur consacrera nécessairement plus de place qu’au premier point. Mais il doit être clair dès le départ que la place relativement plus grande accordée dans ce commentaire aux deuxième et troisième buts n’est pas l’indication d’un jugement d’ensemble négatif sur la valeur du document. Au contraire, l’impression positive qui se dégage de l’énumération des points d’accord, et la valeur de ces accords, laisse présager que ce que nous affirmons ensemble peut conduire à un accord encore plus large à l’avenir. Dans une perspective catholique, une grande partie des critiques – mais pas toutes – portent sur des questions d’omission plutôt que sur des erreurs proprement dites. Il serait peut-être plus facile d’imaginer ce qui pourrait être ajouté que de corriger ce qui est dit effectivement. Comme dans beaucoup de déclarations d’accord ou de convergence, toutes les parties se réjouissent de ce qu’elles peuvent affirmer en commun et, partant de là, travaillent à donner une présentation complète des points de divergence et de ceux nécessitant une investigation ultérieure.

5. Une autre remarque préliminaire a trait à l’herméneutique. Il faut être très attentif à comprendre par la sympathie ce qui est dit dans ce document. Il peut même être utile quelquefois de suggérer des termes qui, nous l’espérons, véhiculent le sens signifié par les auteurs ou par des traditions particulières, en sorte qu’ils peuvent être compris de tous sans ambiguïté. Lorsqu’on utilise des expressions connotées par l’usage particulier qu’en font certaines traditions, par ex. simul iustus et peccator ou causalité instrumentale, il convient d’expliquer comment les traditions qui les utilisent veulent qu’ils soient compris. Cela, pour éviter que des traditions diverses utilisent les mêmes expressions dans un sens différent, ou même conflictuel, en conduisant au paradoxe que l’utilisation commune d’une expression favorise plutôt la confusion que la clarté. L’inverse est aussi vrai. Les oppositions apparentes ne sont pas toutes des oppositions réelles. C’est ce que rappelle le paragraphe 35, qui cite le rapport du dialogue luthérien-catholique Du conflit à la communion :

Ce qui semble s’opposer dans l’expression n’est pas toujours une opposition de fond. Pour définir la relation exacte entre les articles doctrinaux respectifs, les textes doivent être interprétés à la lumière du contexte historique dans lequel ils ont été élaborés. Cela permet de voir quand il existe vraiment une différence ou un antagonisme et quand ce n’est pas le cas.

Depuis les années 1990, la pratique œcuménique consolidée a rendu explicite le fait que parfois, une terminologie qui était autrefois polémique peut être vue désormais comme communiquant la même vérité, quoique avec des nuances diverses[1].

6. En ce qui concerne les deux expressions citées plus haut – simul iustus et peccator et causalité instrumen-   tale –, il incombe aux partenaires du dialogue de considérer attentivement, pour ce qui est de la première, comment il faut entendre le terme simul : s’il signifie « en même temps », il faut bien comprendre comment la grâce œuvre dans une personne, et en quoi le péché affecte le baptisé. De même, il serait imprudent de présumer qu’elle signifie « au cours du temps » plutôt que « à tout moment ». Le paragraphe 29 de la DCDJ met en lumière cette difficulté.

7. Le paragraphe 19 de JS présente la notion de simul iustus et peccator d’une façon telle que la notion de « repentir de toute une vie » pourrait être mise fructueusement en relation avec la notion catholique de conversion permanente (la mortificatio, décrite comme le fait de mourir constamment au péché), en gardant toutefois à l’esprit une différence importante : les catholiques soutiennent qu’il est au moins possible que certains – tout en continuant à lutter contre le péché – puissent surmonter le péché dès à présent avec l’aide de la grâce de Dieu.

8. Le paragraphe 20 dit que « Dieu continue à pardonner les péchés de ceux qui sont justifiés et qui ne peuvent jamais déchoir de l’état de justification ». Il serait souhaitable que cette notion soit liée explicitement à – ou séparée de – la prière mentionnée au paragraphe 19 pour obtenir le pardon, pour bien préciser si la prière pour obtenir le pardon est « simplement » un effet de la justification, ou si elle est aussi d’une certaine façon instrumentale, pour maintenir la justification. La teneur du paragraphe (« ils ne peuvent jamais déchoir de l’état de justification ») suggérerait que la prière pour obtenir le pardon est une chose que le chrétien baptisé doit vouloir faire, sans qu’il en ait besoin. Étant donné l’enseignement catholique selon lequel ne pourront être sauvés « ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus Christ comme nécessaire » (Lumen gentium 14), ou ceux qui, bien qu’étant pleinement incorporés à l’Église, ne persévéreraient pas dans la charité (ibid.), l’adverbe jamais (ils ne peuvent jamais déchoir de l’état de justification) demande une réflexion plus approfondie. Lumen gentium ajoute en effet que si les fils de l’Église « ne correspondent pas [à la grâce du Christ] par la pensée, la parole et l’action, ce n’est pas le salut qu’elle leur vaudra, mais un plus sévère jugement » (nedum salventur, severius iudicabuntur). Le paragraphe 20 dit que, dans une perspective réformée, « le don de la foi comprend l’assurance du salut » qui « ne vient pas de nous [mais] est fondée sur le Christ et sur les promesses de Dieu. Notre persévérance se base sur la promesse de Dieu qu’il nous sera fidèle dans le Christ jusqu’à la fin ». Il est clair que le sens de simul est crucial pour un progrès futur sur ce point.

9. La causalité instrumentale est traitée ci-dessous aux paragraphes 33 à 35.

10. Ce commentaire sera divisé en deux parties. La première décrit la valeur œcuménique de l’accord trouvé dans JS. La seconde traite des difficultés qui demandent une étude commune ultérieure ou qui posent problème pour la réception de ce document de la part des catholiques.

 

I. Valeur œcuménique de l’accord trouvé en JS

Méthode

11. La valeur œcuménique de JS réside dans sa démonstration qu’un dialogue peut être fructueux et en valoir la peine même si certaines questions importantes sont laissées en suspens. Il ne faut pas qu’un dialogue s’arrête quand des questions qui continuent à diviser les communautés n’ont pas été résolues. Il faut au contraire que les questions problématiques qui n’ont pas encore pu être résolues soient bien identifiées, et que le dialogue continue.

12. Ceci est évident depuis le début. Le titre Justification et sacramentalité : la communauté chrétienne, agent de justice ne doit pas être entendu comme la promesse que toutes les questions liées à la justification et à la sacramentalité ont fait l’objet d’un accord mutuel et que par conséquent le dialogue peut se fonder sur une identité de vues mutuellement reconnue sur tout ce qui touche à la communauté chrétienne comme agent de justice. Le rapport indique plutôt qu’il existe un accord suffisant sur la justification et la sacramentalité pour permettre au dialogue de s’affranchir de ce qu’on pourrait appeler de nouvelles considérations systématiques sur les conséquences découlant de ce qui a déjà fait l’objet d’un accord en matière de morale ou éthique sociale. La dernière partie de JS met explicitement en relation la notion d’Église comme agent de justice avec les notions de justification, sanctification et sacramentalité, tout en reconnaissant qu’il y a encore du travail à faire dans ce domaine.

13. À un moment de l’histoire du mouvement œcuménique où certains désaccords semblent présenter des obstacles insurmontables à la réalisation de la pleine unité visible, il est important de voir, comme JS le montre à ses lecteurs, que les progrès vers l’unité sont encore possibles, même si des obstacles demeurent. Ces progrès sont le signe que l’unité pour laquelle Jésus a prié (Jn 17,21), et à laquelle nos Églises et nos communautés travaillent, peut être atteinte non seulement par des approches centrées sur les corolaires logiques découlant des positions sur lesquelles un accord existe déjà, mais aussi par d’autres moyens connus de l’Esprit Saint.

Considérations générales sur les questions névralgiques

14. Pendant les trois phases du dialogue catholique-réformé qui ont précédé celle qui fait l’objet du présent rapport, des avancées œcuméniques majeures ont eu lieu, dont l’une est bien mise en évidence dans JS, à savoir la Déclaration commune sur la Doctrine de la justification (DCDJ) signée par la Fédération luthérienne mondiale et le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, le 31 octobre 1999. Sans aller jusqu’à sceller une union parfaite entre les perspectives catholique et luthérienne en matière de justification, la DCDJ fait preuve néanmoins d’une agilité théologique attractive qui a permis aux catholiques et aux luthériens d’affirmer ensemble la priorité de la grâce et l’importance – comme conséquence de la grâce (bien que la question du rapport entre la grâce et la volonté du sujet ne soit pas entièrement élucidée) – d’une vie de bonnes œuvres. La DCDJ a réussi à attirer l’attention des autres communautés. En 2006, le Conseil méthodiste mondial s’est associé à la DCDJ. L’Alliance réformée mondiale (ARM), sans entreprendre une étude officielle de la DCDJ, a reçu les commentaires de certains membres ainsi que ceux de son Comité pour l’Europe. Comme s’ils pressentaient le thème de cette quatrième phase, ces commentaires accordent une attention spéciale au rapport entre justification et justice.

15. En 2010, lors de l’Assemblée générale de l’unification, l’Alliance réformée mondiale et le Conseil œcuménique réformé ont fusionné pour former la Communion mondiale des Églises réformées (CMER) qui rassemble les Églises réformée, presbytérienne, congrégationnelle, vaudoise, et les Églises unies et en voie d’union. Inévitablement, le fait d’être réunies a amené ces Églises à s’interroger ensemble sur qui elles sont et comment elles entendent vivre. Pour déterminer qui elles sont, une vision commune du baptême est cruciale[2], et pour déterminer comment les baptisés doivent vivre, il était logique de réfléchir sur l’édification du royaume des cieux, qui implique la promotion de la justice en ce monde (voir JS 7). Comme le dit le rapport, « pour les Églises réformées aujourd’hui, ‘justification’ et ‘justice’ font partie intégrante l’une de l’autre » (7).

16. Enfin, l’élan propulseur découlant de leur vision commune de l’Église comme creatura Verbi et sacramentum gratiæ – deux expressions qui ne sont pas en opposition, mais sont au contraire comme les deux faces d’une même médaille – les a amenées à regarder d’un œil favorable le magistère des trois derniers évêques de Rome sur le thème qui est au centre de ce rapport sur l’Église comme agent de justice.

17. La façon dont chacune de ces questions névralgiques a été traitée montre l’importance de la confiance et d’une considération ouverte, réceptive, des étapes consécutives à ce que beaucoup déclarent ensemble. Si la vertu théologale de l’espérance peut être définie comme la vertu par laquelle le but que nous connaissons par la foi (l’unité en Christ) est recherché activement par des choix qui nous rapprochent de ce but, alors les communautés qui ont entrepris un dialogue sur la justification, l’identité chrétienne (en particulier le partage par les chrétiens des tria munera Christi en vertu de leur baptême), la sacramentalité de la communauté chrétienne, et l’engagement pour un monde plus juste sur le modèle du Royaume, sont un signe d’espérance. À cet égard, JS apporte une contribution significative au climat œcuménique actuel.

Autres domaines d’accord importants

18. JS note que « Dieu n’est pas lié par les sacrements » (45). Comme on le verra plus loin, cette affirmation doit être comprise comme indiquant que Dieu se lie aux sacrements d’une façon réelle mais qu’il n’est pas limité, pouvant produire aussi les effets des sacrements en dehors des célébrations sacramentelles. Bien comprise, cette affirmation s’oppose utilement à toute tentation de considérer un rite sacramentel comme une sorte de deus ex machina.

19. À propos du baptême, JS note que « les liturgies baptismales telles qu’elles sont pratiquées dans l’Église catholique comme dans les Églises réformées ne font pas référence à la justification » (n. 40), et suggère qu’il pourrait être profitable à l’avenir de se concentrer plutôt sur le rapport entre baptême et grâce. C’est là une affirmation importante pour deux raisons au moins. Premièrement, elle implique que, pour ceux qui sont engagés dans le dialogue, la liturgie est un locus theologicus et que les liturgies ayant des éléments communs aux deux traditions sont vues comme témoignant de la vérité. Deuxièmement, elle fait référence au rapport entre justification et grâce tel qu’il est présenté dans la DCDJ, en témoignant ainsi des effets que peut avoir la considération attentive d’un document significatif dans le milieu œcuménique.

20. Un autre point d’accord porte sur la participation des baptisés aux munera du Christ (53). Le paragraphe 80 en parle en effet comme d’un « thème de dialogue très prometteur, susceptible de mener à la découverte d’une plus grande convergence ecclésiologique entre nous, [à savoir] à une réflexion sur la nature de l’Église comme peuple de Dieu prophétique, sacerdotal et royal/pasteur, thème proposé explicitement à la fois par Calvin et par la tradition réformée, et par le Concile Vatican II ». Vraisemblablement, le dialogue devra s’interroger à l’avenir sur la question de savoir si la participation aux tria munera Christi est ontologique (le paragraphe 43 n’est pas clair sur ce point).

 

II. Difficultés nécessitant une étude ultérieure ou pouvant faire obstacle à la réception de JS de la part des catholiques

Les vertus théologales

21. Bien que JS cite, au paragraphe 19, la seconde Lettre de Paul aux Corinthiens (« Le Christ est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux »), qui décrit l’espérance comme une vertu théologale, on ne trouve pas de référence explicite à l’espérance, ni dans ce paragraphe, ni ailleurs. Il eut été utile d’approfondir le rapport entre les trois vertus théologales et d’expliquer leur rapport avec le baptême, lequel serait nécessairement différent selon que le sujet du baptême est un enfant ou une personne plus âgée, capable de demander le sacrement pour lui-même.

22.   Une telle recherche pourrait éclairer la façon dont JS entend que soit interprétée l’affirmation selon laquelle, pour la tradition réformée, « la justice et la vie du Christ nous sont données entièrement et uniquement par la foi qui nous unit au Christ et fait de nous des membres de son corps qu’est l’Église. Elles sont données au croyant une fois pour toutes dans et par le baptême, et ensuite chaque jour à nouveau » (17).

23. Dans une perspective catholique, le baptême confère une disposition aux vertus théologales lorsqu’il est administré à un enfant, et renforce ces vertus qui peuvent être déjà présentes chez un candidat au baptême plus âgé. Cette disposition ne se perd pas puisque, comme le soutiennent les catholiques, le sacrement impartit dans l’âme du baptisé un caractère qui est indélébile. Si un chrétien se détourne de la vertu, il perd la grâce (voir 23), mais pas la réceptivité à la vie de foi, l’orientation à la béatitude eschatologique (espérance) et la charité, gages de la fidélité du Christ envers ceux qui lui appartiennent. Ainsi, pour les catholiques, on est soit « iustus », soit « peccator », mais même quand on est pécheur on a une relation avec le Seigneur, qui est toujours fidèle à ses promesses.

24. Le débat sur le rapport entre foi et œuvres, ainsi que la réflexion menée par JS sur le rapport entre justification et œuvres de justice, pourraient être enrichis par une réflexion sur la nature des vertus théologales comme dons de Dieu, ainsi que sur le rapport entre ces dons et le sacrement du baptême, et par une description plus claire de l’orientation eschatologique de chacune des vertus, ce qui permettrait en retour de mettre en lumière le but de chaque vertu dans la vie présente. Une telle investigation serait particulièrement pertinente compte tenu du lien que JS établit entre charité et engagement pour la justice.

Justification et sanctification

25. JS se dit pleinement d’accord avec les affirmations de la DCDJ selon lesquelles « la justification signifie que le Christ lui-même est notre justice, car nous participons à cette justice par l’Esprit Saint et selon la volonté du Père » (27), et « la justification est inséparable de la sanctification, qui implique la transformation du pécheur et l’engagement à vivre une vie de justice et d’amour, une vie caractérisée par l’obéissance aux commandements et aux enseignements de Jésus » (30).

26. JS note que ces affirmations ont pour fondement l’incarnation, la mort et la résurrection du Christ (27). Mais il faudrait décrire de façon plus précise le lien entre l’assomption de la nature humaine par le Fils comme instrument de la rédemption des hommes, et l’instrumentalité de l’Église (et de ses sacrements) aujourd’hui. On trouve en Lumen gentium 8 l’analogie suivante : « Tout comme la nature prise par le Verbe divin est à son service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout social que constitue l’Église est au service de l’Esprit du Christ qui lui donne la vie, en vue de la croissance du corps ». Une référence explicite à ce texte serait opportune, car il explique clairement pourquoi et comment la justification est un don, et indique que la modalité pour recevoir ce don est, ordinairement du moins, l’instrumentalité visible du peuple de Dieu. Le paragraphe 36 présente clairement cette problématique. Il se demande si l’Église peut être un sujet sanctifiant, et si oui, si elle l’est à cause de la proclamation de la Parole, de la célébration des sacrements, ou des deux.

27. En outre, la notion d’instrumentalité peut aider non seulement à décrire la sanctification personnelle des croyants, mais aussi à montrer qu’en participant au travail de l’Église pour la justice, ils constituent un élément vital de l’instrumentalité de l’Église. Autrement dit, en participant aux tria munera Christi, ils partagent le sacerdoce du Christ.

28. Le paragraphe 31 dit que « pour les catholiques la justification se réfère à un processus, tandis que pour les réformés elle indique plutôt un état ». Ainsi, alors que les communautés catholique et réformée reconnaissent ensemble que la justification ne peut pas être séparée de la sanctification, il subsiste encore entre elles une divergence significative sur ce point. Toutes deux croient en la fidélité de Dieu à ses promesses. Cette divergence porte sur la question du péché et de la grâce. Il faudrait signaler aussi un autre domaine d’investigation pour l’avenir, à savoir, celui de la volonté divine ou Providence. Dire que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, mais que tous ne le seront pas, c’est introduire la question difficile de la volonté antécédente et de la volonté conséquente de Dieu Trinité. Ce n’est pas une question facile, mais elle est utile pour éviter que la notion des promesses de Dieu soit prise dans un sens trop mécanique, et que la notion de libre choix des hommes soit réduite à un unique acte de volonté. Le paragraphe 36 dit que Dieu veut la sanctification des hommes et parle de la coopération des hommes à l’accomplissement de la volonté de Dieu, mais il y aurait beaucoup à gagner à approfondir la question de la volonté de Dieu et celle de la coopération parfois épisodique des hommes.

29. Enfin, l’investigation de ce thème nécessiterait une explication sensible de l’affirmation : « Sans la foi, il n’y a jamais eu de justification pour personne ». Il existe diverses théories sur le salut des incroyants, mais dans une perspective catholique l’expression extra ecclesiam nulla salus peut être interprétée fondamenta-lement de deux façons. Premièrement, ceux qui de façon coupable ne rejoignent pas ou ne restent pas dans l’Église (c’est-à-dire ceux qui savent que le Christ a fondé l’Église comme sacrement nécessaire au salut) ne peuvent pas être sauvés. Deuxièmement, l’Église, comme sacrement nécessaire au salut, est d’une certaine façon utilisée instrumentalement par le Christ pour le salut de tous ceux qui sont sauvés (voir Lumen gentium 14 et Dominus Iesus 16).

30. Le paragraphe 32 dit que « dans la tradition réformée, certains ont émis des doutes sur cette assurance absolue du salut en cas de péché grave commis par le croyant justifié ». Cependant, JS ne cherche pas à évaluer l’autorité de ces déclarations. À l’avenir, il sera impératif de comparer et mettre en perspective la notion d’autorité magistérielle avec les voix des divers théologiens. Comme pour la reconnaissance par les réformés de la tradition liturgique comme source théologique utile, on peut espérer qu’une évaluation de la nature et de l’autorité de la tradition théologique pourra conduire à de nouvelles avancées.

La grâce et les sacrements

31. Le sacrement que JS traite de la façon plus exhaustive est celui du baptême. Un problème qui n’est pas présenté de façon satisfaisante est celui de savoir si les sacrements « contiennent » la grâce, ou si, comme instruments du Christ, ils confèrent la grâce. L’Église catholique préfère dire que les sacrements contiennent la grâce pour éviter de dire que les sacrements sont seulement des occasions pour recevoir la grâce, des rites qui disposent celui qui les reçoit à s’ouvrir à l’action de l’Esprit « qui agit au temps qui est le sien » (n. 41). La question de savoir si les sacrements contiennent ou confèrent la grâce dénote une certitude : lorsqu’un sacrement est célébré correctement par le ministre approprié et de la manière voulue, et que celui que le reçoit y est convenablement disposé, l’effet de ce sacrement voulu par le Christ est réellement communiqué. Les sacrements sont donc des rencontres certaines, effectives, avec le Sauveur, qui confèrent les grâces salvifiques découlant de sa Passion.

32. Puisque les effets salvifiques sont, logiquement, des effets voulus par le Sauveur, et puisque le Sauveur a racheté les hommes par sa mort sur la croix, la seule façon de soutenir que les sacrements contiennent la grâce est d’expliquer qu’ils contiennent la grâce de manière « transitoire » : ce sont en quelque sorte des instruments inertes tant qu’ils ne sont maniés par quelqu’un qui a les connaissances et les compétences voulues pour s’en servir concrètement. Ainsi maniés, ils rendent efficace la volonté de celui qui les utilise. Autrement dit, les sacrements ne confèrent la grâce que s’ils sont utilisés par le corps du Christ qu’est l’Église dans le but de conférer la grâce. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église catholique affirme à la fois que les sacrements confèrent la grâce, et que lorsqu’un sacrement est célébré, c’est le Christ qui le célèbre[3].

33. Le paragraphe 45 affirme que les sacrements « sont vraiment des moyens de grâce, mais [les réformés] rejettent l’idée que la grâce puisse être en quelque façon ‘contenue’ dans les éléments utilisés durant leur célébration ». Une réflexion plus approfondie sur la notion de contenu transitoire ou transitionnel (qu’il faut bien distinguer de la théologie de la présence réelle et permanente dans les espèces eucharistiques) pourrait permettre de surmonter cette terminologie que l’on retrouve aussi au paragraphe 45 : « Il n’est pas inapproprié de dire que les eaux du baptême lavent les péchés […] ou que le pain et le vin du repas du Seigneur nourrissent les chrétiens avec le corps et le sang du Christ ». Ces affirmations reposent sur la notion de « relation spirituelle, ou union sacramentelle, entre le signe et la réalité signifiée ». Si cette réflexion sur la question de la grâce dans les sacrements se concentrait sur la notion de sacrements institués par le Christ pour produire des effets surnaturels qui excèdent les effets naturels exprimés par les signes et les gestes, il serait possible de réconcilier ces points de vue déjà proches.

34. La notion catholique selon laquelle les sacrements sont des moyens de grâce objectifs est importante pour montrer comment ceux qui tombent dans un péché grave peuvent « regagner » la justification (voir 46). L’existence, dans la théologie sacramentelle catholique, des sacrements « réparateurs » de réconciliation et d’onction des malades, qui peuvent être répétés, et la désirabilité de recevoir l’Eucharistie fréquemment, soulignent l’importance de mettre en relation la notion de grâce contenue dans les sacrements avec l’invitation permanente de Dieu aux pécheurs pour qu’ils se convertissent et grandissent dans la sainteté d’une part, et avec le désir humain d’avoir la certitude que le sacrement fait vraiment ce qu’il signifie d’autre part.

35. La conclusion du paragraphe 49, dédié à la question de l’efficacité des sacrements ex opere operato, montre que les membres de la commission qui ont rédigé JS sont sensibles à cette question et confiants dans l’avenir : « Ce qui est critiqué ici, ce n’est pas la position soutenue effectivement par l’Église catholique. Il semblerait que ces deux positions veuillent affirmer à la fois la primauté de l’action divine dans les sacrements, et le fait que ce sont des signes efficaces. Elles semblent différer surtout par des nuances, des accentuations et par le langage utilisé pour exprimer ces convictions ».

Le nombre des sacrements

36. S’il est vrai que le Concile de Trente n’a pas expliqué comment comprendre ce que fut l’institution par le Christ de chacun des sept sacrements, il enseigne de façon contraignante que le Christ a institué sept sacrements, ni un de plus, ni un de moins. L’enseignement du Concile de Trente réfute la position disant que le Christ aurait donné à l’Église l’autorité d’instituer des sacrements ou que l’Église pourrait s’attribuer une telle autorité de sa propre initiative, et de même il a tenu à réaffirmer ce qui était l’enseignement commun des Églises d’Orient et d’Occident depuis l’époque de Pierre Lombard (†1160). Puisque l’Église catholique affirme que c’est le Christ qui a institué chacun des sacrements, elle les considère tous comme des dons de Dieu qui doivent être reçus avec gratitude. Il existe de nombreuses théories sur la façon dont l’Église a discerné le lien entre la volonté du Christ et certains sacrements, et certaines de ces théories font une distinction entre l’importance relative des sacrements tels que ceux du baptême et de l’Eucharistie d’une part, et des sacrements réparateurs destinés à restaurer la communion altérée, de l’autre. Mais pour les catholiques, aucun sacrement ne peut être considéré comme une « ordonnance » de Dieu, au sens où ce serait simplement quelque chose qu’il est bon de faire.

37. La divergence de vues sur cette question est difficile à surmonter parce qu’elle repose sur des méthodes théologiques différentes chez les catholiques et les réformés. Aussi, à l’avenir, une réflexion commune sur le rapport entre Écriture et Tradition, en se référant à la Constitution Dei Verbum du Concile Vatican II, pourrait être un point de départ utile.

38. Déjà, comme on l’a vu au paragraphe 19 ci-dessus, l’utilisation par les réformés de la liturgie comme source théologique témoigne d’une ouverture à une vision plus développée de la Tradition qui pourrait aider à surmonter les différences méthodologiques sous-jacentes à nos positions divergentes en la matière.

39. Ce développement pourrait conduire à son tour à une appréciation plus approfondie de l’Église comme sacrement (52).

Le sacrement de l’Eucharistie

40. JS reconnaît qu’il n’est pas en position de parler longuement de l’Eucharistie, vu que les questions qui divisent catholiques et réformés au sujet de la célébration commune de l’Eucharistie n’ont pas encore été affrontées par le dialogue. Il en découle une certaine imprécision aux paragraphes 66 et aux suivants. Mais ceci n’est pas dû à un irénisme déplacé, et l’affirmation que « le sens profond de l’Eucharistie est la charité » est certainement centrale au regard non seulement du rôle de l’Église comme agent de justice, thème de JS, mais aussi de la communion avec Dieu qui est charité, fortifiée par la sainte communion. Il faut donc espérer qu’à l’avenir la notion de l’Eucharistie comme sacrement du sacrifice du Christ pourra être examinée à fond.

 

III. Conclusion

41. JS est un document qui mérite une attention particulière parce qu’il est le fruit d’un dialogue dans lequel les participants ont pris sérieusement en considération les résultats d’autres dialogues (en particulier la DCDJ), le but et les limites de leurs méthodologies théologiques, et les tentatives faites par les voix issues de leurs traditions respectives pour progresser vers un accord sur les questions qui sont à la base de la vision de l’Église comme agent de justice.

42. JS montre que dans les domaines de recherche névralgiques, il est possible de mettre de côté les questions qui ne peuvent pas encore être résolues et d’aller de l’avant. Lorsqu’il laisse une question en suspens, JS décrit le point de vue des catholiques et celui des réformés, et il indique souvent aussi si, à son avis, cette question constitue une divergence théologique sérieuse ou si, au contraire, c’est une question de terminologie qui pourrait, une fois bien clarifiée, porter à un accord.

43. Étant donné que JS signale des domaines de désaccord persistant, et étant donné qu’il reconnaît une divergence de vues significative entre catholiques et réformés dans leur conception de l’économie sacramentelle, le fait que JS ait été en mesure de découvrir une unité suffisante pour pouvoir parler de la communauté chrétienne comme d’un agent de justice est remarquable. Cela et dû principalement aux signes prometteurs d’une convergence dans la méthodologie théologique. Ce rapport peut être accepté comme une pierre milliaire significative sur le chemin de la pleine communion visible.

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La note qui suit fait partie de la réponse officielle catholique au texte Justification et sacramentalité : la communauté chrétienne, agent de justice. Elle a été préparée de commun accord par la Congrégation pour la doctrine de la foi et par le Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des chrétiens :

En ce qui concerne le paragraphe intitulé « Points de convergence » (en particulier le paragraphe 48) du chapitre deux, l’enseignement catholique suivant doit également être pris en compte : « Dieu a lié le salut au sacrement du baptême, mais il n’est pas lui-même lié à ses sacrements » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 1257).

 

Traduction de l’original anglais

 

NOTES

[1]. On trouve un exemple de cette méthode pour traiter les expressions qui étaient autrefois un motif de division et qui marquent maintenant l’appréciation réciproque d’une vérité affirmée en commun, dans la Déclaration christologique commune entre l’Église catholique et l’Église assyrienne de l’Orient signée par le Pape Jean-Paul II et Mar Dinkha IV le 11 novembre 1994, où il est dit notamment : « Le Christ n'est donc pas un ‘homme ordinaire’ que Dieu aurait adopté pour y résider et pour l'inspirer comme chez les justes et les prophètes. Mais le même Verbe de Dieu, engendré par le Père avant tous les siècles, sans commencement selon sa divinité, dans les derniers temps est né d'une mère, sans père, selon son humanité. L'humanité à laquelle la bienheureuse Vierge Marie a donné naissance a été depuis toujours celle du Fils de Dieu lui-même. C'est la raison pour laquelle l'Église assyrienne de l'Orient prie la Vierge Marie en tant que ‘Mère du Christ notre Dieu et Sauveur’. À la lumière de cette même foi, la tradition catholique s'adresse à la Vierge Marie comme ‘Mère de Dieu’ et également comme ‘Mère du Christ’. Les uns et les autres nous reconnaissons la légitimité et l'exactitude de ces expressions de la même foi et nous respectons la préférence de chaque Église dans sa vie liturgique et sa piété ».

[2]. Ceci est apparu de façon évidente en avril 2007 à la cathédrale de Magdebourg, qui abrite des fonts baptismaux en usage avant le schisme de 1054 entre les Église d’Orient et d’Occident, quand les représentants des Églises catholique, orthodoxe d’Éthiopie et arménienne et ceux des communautés luthériennes, réformées unies et méthodistes ont signé un accord aux termes duquel ils reconnaissent mutuellement leurs baptêmes. Dans cette déclaration remarquable, les signataires affirment leur conviction que, bien qu’ayant une conception diverse de l’Église, ils ont une vision commune du baptême, en ajoutant que chaque baptême est « unique et irrépétible ». Ils disent encore : « Nous confessons avec le document de Lima : ‘Notre unique baptême en Christ constitue un appel aux Églises, pour qu'elles surmontent leurs divisions et manifestent visiblement leur communion’ », cf. Baptême, Eucharistie, Ministère, B6.  

[3]. Voir par exemple, CEC 1127 : « Célébrés dignement dans la foi, les sacrements confèrent la grâce qu’ils signifient. Ils sont efficaces parce qu’en eux le Christ lui-même est à l’œuvre : c’est Lui qui baptise, c’est Lui qui agit dans ses sacrements afin de communiquer la grâce que le sacrement signifie ».