L’Église comme communauté de témoignage commun 
du Royaume de Dieu

Commentaire et réflexions du R.P. Jos Vercruysse, s.j.

 

« L’Église comme communauté de témoignage commun du Royaume de Dieu » est le rapport de la troisième phase du dialogue international entre réformés et catholiques. Le dialogue est officiellement patronné par le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens et par l’Alliance réformée mondiale (ARM). Avant de parler de l’histoire et du contenu du document, nous aimerions présenter les partenaires de ces conversations et souligner l’importance du dialogue et de ses résultats.

Le dialogue est organisé, du côté catholique, par le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, qui coordonne et supervise le travail œcuménique de l’Église catholique au niveau international. En outre, les théologiens catholiques de la Commission proviennent de différentes parties du monde où les Églises réformées existent depuis longtemps, comme par exemple l’Écosse, la Suisse et le Canada.

L’Alliance mondiale des Églises réformées est née en 1970 de la fusion entre l’Alliance mondiale des Églises réformées selon le système presbytérien (1875) et le Conseil congrégationaliste international (1891). Elle forme une communion mondiale d’Églises réformées, presbytériennes et congrégationalistes. L’origine de ces Églises remonte à la Réforme protestante du XVIe siècle en Europe, surtout en Suisse où tout d’abord Huldrych Zwingli (1484-1531) à Zurich, et ensuite Jean Calvin (1509-1564) à Genève, jouèrent un rôle fondamental. Diverses circonstances historiques et politiques ont aidé la diffusion de ce courant de la Réforme protestante à travers le monde par l’émigration et la mission depuis les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Écosse. Les « réformés » estimaient être davantage en accord avec les idéaux originels de la Réforme déclenchée par Martin Luther. Diversement des Églises luthériennes qui prenaient leur nom de leur fondateur Martin Luther, et de l’anglicanisme dont le nom se réfère à une nation, c’est-à-dire au Royaume d’Angleterre, les Églises réformées se réfèrent à leur ordre ecclésial, congrégationaliste ou presbytérien, et toujours avec une forte structure synodale. Le terme « puritain » lui-même n’avait pas une signification morale mais institutionnelle : en rejetant l’épiscopat et en adoptant un ordre congrégationaliste ou presbytérien, ces Églises considéraient qu’elles adoptaient un ordre ecclésial plus pur, plus en accord avec l’Évangile. Un ordre ecclésial spécifique devenait ainsi une partie constitutive de l’identité confessionnelle de ces Églises. Elles soulignent l’aspect local de la congrégation rassemblée pour le culte et le service et sont partisanes d’une structure synodale, par laquelle l’Église est constituée de manière démocratique à tous les niveaux. On trouve des Églises réformées partout dans le monde et elles sont nombreuses, bien que parfois très modestes, dans le soi-disant Tiers-monde, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, aux Caraïbes et dans la région du Pacifique, où elles sont parfois divisées entre elles. Les Églises réformées ne font pas toutes partie de l’Alliance réformée mondiale.L’Alliance se présente comme « une famille d’Églises » qui compte 75 millions de chrétiens appartenant à 216 Églises disséminées dans plus de 100 pays. Les Églises membres sont des Églises congrégationalistes, presbytériennes, réformées et des Églises unies qui ont leurs racines dans la Réforme du XVIe siècle guidée par Jean Calvin, John Knox ainsi que d’autres. En conséquence, l’ARM entend représenter cet héritage réformé au sein du mouvement œcuménique.[1] La majorité des Églises membres n’est pas proportionnée au nombre des fidèles qui y adhèrent : en effet, la majorité des Églises réformées se trouve encore dans les régions où la Réforme protestante a commencé au XVIe siècle et aux États-Unis d’Amérique. Cette universalité explique le grands nombre de sujets traités au sein de l’Alliance et l’importance d’une approche contextuelle à la théologie qui est la sienne, surtout en ce qui concerne la mission, la justice sociale, les droits de l’homme, la pauvreté et même l’écologie. Par exemple, lors de sa 24e réunion, en août 2004 à Accra (Ghana), l’Assemblée générale a marqué son accord en faveur d’un « Engagement pour la justice en matière d’économie et pour la Terre » et une « Confession de foi face à l’injustice économique et à la destruction écologique ».[2] Ces sujets d’intérêt sont également au premier plan dans le présent rapport, car ils comptent parmi les priorités de l’ARM.

 

Histoire du document

Pendant et après le Concile Vatican II, plusieurs conversations bilatérales ont été organisées. Elles occupent une place remarquable dans le mouvement œcuménique. En 1968, avant la création officielle de l’ARM en 1970, l’Alliance, encore en voie de formation, a pris contact avec l’Église catholique en vue de conversations bilatérales. L’établissement d’un tel dialogue n’était pas si facile dans le monde réformé en raison du rôle particulier que l’Alliance désirait jouer dans les rapports avec ses Églises membres, préférant favoriser les initiatives locales appropriées déjà en cours dans plusieurs pays et les relations au sein du mouvement œcuménique en général. Lors des réunions préliminaires avec des représentants catholiques à Genève (novembre 1968) et à Vogelenzang (Pays-Bas) en avril 1969, il fut décidé que l’initiative était réalisable et souhaitable. Les conversations officielles débutèrent à Rome en avril 1970. Les résultats de la première phase ont été publiés en 1977 sous le titre : « La présence du Christ dans l’Église et dans le monde ».[3] Le rapport traite principalement de questions ecclésiologiques. Le souci principal des sessions était de « découvrir ensemble ce qu’elles doivent faire pour se rendre plus crédibles aux yeux du monde ».[4] Les conversations ont porté sur les rapports du Christ avec l’Église, le magistère d’enseignement de l’Église, la présence du Christ dans le monde, la compréhension de l’eucharistie dans les deux Églises et, pour finir, le ministère. La seconde série de conversations a commencé en 1984 et a publié son rapport en 1990. Une fois de plus, la Commission s’est surtout occupée de questions ecclésiologiques sous le titre « Vers une compréhension commune de l’Église ».[5] Le rapport traite d’une démarche en vue d’une réconciliation des mémoires historiques et des auto-compréhensions respectives, de la notion d’une commune confession de foi envers le Seigneur Jésus Christ comme unique médiateur, de la justification par la grâce et par la foi, et enfin, de divers aspects ecclésiologiques tels que l’Église que nous confessons et nos divisions au cours de l’histoire, la continuité de l’Église, la visibilité et l’ordre ministériel. Ainsi, le présent rapport de la troisième phase se situe pleinement dans la continuité des deux rapports précédents en reprenant les mêmes questions ecclésiologiques. De fait, le deuxième rapport mentionnait, comme démarche ultérieure pour aller de l’avant, une réflexion sur le lien entre christologie, ecclésiologie et l’attitude du chrétien dans le monde d’aujourd’hui, comme il avait déjà été dit au début même du dialogue en 1970 (§ 2).[6]

« Vivre les uns pour les autres » en tant qu’Églises veut aussi dire « rendre un témoignage commun ». Nous sommes d’avis que l’Église catholique romaine et les Églises réformées doivent faire tous les efforts possibles pour parler ensemble aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui à qui Dieu désire communiquer le message salvifique du Christ ».[7]

Une troisième série de conversations annuelles a eu lieu pendant la période 1998-2005 et était présidée conjointement par le Professeur réformé sud-africain H. Russel Botman et par l'Évêque auxiliaire catholique de Down and Connor (Irlande du Nord), S. Exc. Mgr Anthony J. Farquhar. Les sessions se sont déroulées à Venise (1998), Oegstgeest aux Pays-Bas (1999), Castelgandolfo (2000), Le Cap (2001), Dromantine, Newry, en Irlande du Nord (2002) et pour finir une session de rédaction du rapport s’est tenue à Toronto, Canada (2003). Le thème des conversations et titre du rapport final, « L’Église comme communauté de témoignage commun du Royaume de Dieu », indique sommairement le contenu du document.

Avant d’examiner chaque chapitre, il semble opportun de donner une vue d’ensemble du document. Le rapport final est en fait très copieux et offre la révision, adoptée de commun accord, des divers rapports qui concluaient chaque session. Dans sa forme finale, le rapport officiel représente le point de vue commun des participants (§ 11). Cette méthode de travail a le défaut de rendre le document d’orientation un peu lourd de redites sans mettre suffisamment l’accent sur les conclusions communes.

1. Le Royaume de Dieu dans l’Écriture et la Tradition. Comme le titre l’indique, le Chapitre I examine la compréhension du Royaume de Dieu, leitmotiv du document, en particulier dans les Écritures mais également dans l’héritage patristique et dans la théologie réformée et catholique après le XVIe siècle.

2. Rendre témoignage au Royaume : trois récits dans des contextes différents. La Commission a porté une attention particulière à ce qu’on appelle une théologie contextuelle. C’est pourquoi elle s’efforce de « trouver la manière la plus appropriée d’articuler les efforts pour surmonter les divisions entre chrétiens par rapport aux efforts visant à éliminer ce qui divise les sociétés, les nations, les cultures et les religions dans le monde d’aujourd’hui » (§ 7). En conséquence, la Commission a présenté trois récits très intéressants qui décrivent la réponse œcuménique aux défis de l’apartheid en Afrique du Sud, de la réconciliation en Irlande du Nord et de la lutte des peuplades aborigènes pour la justice au Canada.

3. Discerner la volonté de Dieu dans le service du Royaume. Le discernement est important pour découvrir la volonté de Dieu dans un contexte particulier. Dans le Chapitre III, le rapport se concentre sur les sources communes de discernement et sur leur application parmi les réformés et les catholiques. Quelles sont les possibilités de discernement et de témoignage communs ? (§ 10)

4. Le Royaume de Dieu et l’Église. À partir de ces considérations concernant le Royaume de Dieu, le Chapitre IV contient quelques implications pour la compréhension commune de la nature et de la mission de l’Église, sa célébration du culte, son témoignage et son service. Il a également été possible de revoir quelques-uns des accords de la phase précédente concernant l’Église comme creatura verbi et comme sacramentum gratiae, et ses relations avec l'Esprit-Saint et l’eschatologie.

5. Dialogue et témoignage commun. Le dernier chapitre examine la nature du dialogue œcuménique, qui est déjà un acte fondamental de témoignage commun et une réelle expérience réconciliatrice qui contribuera au renouvellement de nos deux communions (§ 198).

Ce troisième rapport du dialogue entre catholiques et réformés est ainsi dans la pleine continuité des rapports précédents et poursuit également une réflexion théologique et œcuménique sur l’Église, qui peut être enrichissante pour tout l’œkoumène. L’ecclésiologie et la responsabilité de la proclamation du Royaume de Dieu dans le monde demeurent en fait une question brûlante et aux multiples aspects dans le dialogue œcuménique en général qui touche également la réflexion et le dialogue internes dans les Églises et les communautés participantes elles-mêmes. Il n’y a pas de dialogue œcuménique sans effet boomerang !

 

Le Royaume de Dieu dans l'Écriture et la Tradition

Le Royaume de Dieu étant la perspective générale de tout le document, le Chapitre I commence par une étude du sens biblique de ce Royaume. Bien que les auteurs soient parfaitement conscients de la complexité du terme dans l’exégèse biblique moderne, ils estiment qu’il sert de métaphore pour représenter un royaume de « justice, de paix et une communauté (koinonia) qui invite tous les hommes à s’engager personnellement, à participer pleinement et à célébrer l’unité dans la diversité » (§ 19). C’est un symbole conçu

« pour transmettre quelque chose de précis, encore qu’analogique, sur la relation de Dieu avec notre monde et sur son projet pour celui-ci. Il révèle l’engagement fidèle de Dieu envers la création, y compris envers la vie quotidienne des êtres humains. La plénitude du Royaume est l’ultime grâce suprême de Dieu pour ce monde » (§ 20).

Et en fait, le lien étroit entre Royaume, justice, paix et communauté orientera tout l’exposé dans le rapport.

[1] La première section résume les différentes perspectives sur le Dieu du Royaume dans la Bible, surtout dans le Nouveau Testament. Pour Paul Dieu est le créateur et la providence du cosmos, et le juge juste. Dans les Évangiles synoptiques, on voit un Dieu compatissant, miséricordieux, qui aime et qui pardonne. Jean met l’accent sur Dieu comme Esprit, accessible par sa relation intime avec le Fils.

[2] En ce qui concerne l’annonce du Royaume faite par Jésus au début de son ministère, entre autres textes, le rapport déclare que « le contenu éthique du Royaume de Dieu consiste en justice, paix et joie dans l'Esprit-Saint » (§ 27). Dans le Nouveau Testament, le Royaume est principalement vu comme temporel dans l’histoire (§ 28).

« Jésus parle du Royaume non seulement comme devant venir dans un futur proche, mais également comme étant déjà présent, au moins de manière fragmentaire, comme signe, anticipation, avant-goût (Mt 12,28, parallèlement à Lc 11,20). Le Royaume de Dieu est déjà présent d’une façon incomplète, non exhaustive, en cette époque, dans ce monde et dans la communauté chrétienne » (§ 29).

[3] Le Nouveau Testament parle également des dimensions cosmique et eschatologique du Royaume. Toutes les choses seront soumises à Dieu dans une création renouvelée. Toutefois, Jésus mentionne également les forces adverses du mal, le royaume de Satan. Mais « l’espérance en la venue du Royaume de Dieu représente un aspect de la certitude que la puissance de Dieu finira par triompher, que sa justice prévaudra et vaincra le mal » (§ 33). La plénitude de la vie eschatologique en tant que « vie éternelle » est parfois évoquée parallèlement au Royaume.

[4] La première béatitude (Mt 5,3 ; Lc 6,20) donne l’impression que le Royaume appartient d’une manière spéciale aux pauvres (§ 38). Et de fait ce lien existe tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament. Dans la quatrième section toutefois, certaines citations bibliques offrent une perspective différente qui revêt une importance capitale dans tout le document. Alors que la richesse est considérée de façon positive dans la Bible, elle pose cependant un défi : « Ceux qui ont beaucoup peuvent être distraits des priorités du Royaume de Dieu » (§39). En bref, « autrement dit, les concepts bibliques de pauvreté, alors qu’ils partent d’une situation économique considérée comme un mal, peuvent cependant générer de profondes orientations spirituelles vers une vie vécue sous la providence de Dieu » (§ 40).

[5] En examinant la relation entre le Royaume de Dieu, l’action de l'Esprit-Saint et l’Église, le rapport déclare : « Pour Jésus, Paul et Jean, l'Esprit est déjà la présence comme signe, instrument et avant-goût du Royaume de Dieu qui doit encore venir dans sa plénitude » (§ 42). De sorte que l’espérance dans le Royaume crée une spiritualité qui inclut les sacrements et la prière, surtout la prière du Seigneur, « Que ton Règne vienne » (§ 43s). Les paragraphes sur le lien entre le Royaume et l’Église sont une clé importante pour la compréhension du rapport, bien qu’il soit difficile de formuler ce lien d’un point de vue eschatologique (§§ 45-47). À ce sujet, la Commission déclare :

« Les secrets du Royaume sont révélés aux disciples de Jésus. L’Église est la nouvelle communauté greffée sur le rapport d’alliance de Dieu avec Israël. Dans les deux Testaments, la formule de l’alliance est la suivante : « Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple » ou bien « Je serai avec vous et vous serez avec moi ». Cette formule trouve son accomplissement eschatologique dans la nouvelle alliance en Christ, dans le peuple de Dieu, dans l’Église. L’Église est le peuple de Dieu appelé à vivre les valeurs du Royaume de façon cohérente, ce qui peut souvent la mettre en conflit avec le monde. Paul, dans un contexte baptismal, exprime cette courageuse idée : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ». L’Église comme ambassadrice de réconciliation est le signe de la nouvelle création de Dieu. Si la réconciliation est vue dans la perspective des communautés pauliniennes, la justice ethnique et économique, et entre hommes et femmes, est une bonne partie de l’expérience du salut. La rupture des chaînes de l’injustice, la promotion de la réconciliation et l’amour qui pardonne, sont des signes de la présence du Royaume de Dieu. L’Église en tant que peuple de Dieu est la manifestation du dessein salvifique caché de Dieu. L’Église doit être vue dans la perspective du dessein de Dieu pour le salut, qui, en principe, s’étend à tous les êtres humains et à l’ensemble de la création » (§ 46).

La relation entre Royaume et Église ne doit pas être vue uniquement comme un tour de force spirituel ou théologique, au contraire, il revêt une importance sociale concrète : « L’Église comme ambassadrice de réconciliation est le signe de la nouvelle création de Dieu. […] La rupture des chaînes de l’injustice, la promotion de la réconciliation et l’amour qui pardonne, sont des signes de la présence du Royaume de Dieu » (§ 46).

La suite de la réflexion sur l’idée du Royaume de Dieu dans la tradition et dans l’histoire est également très complexe et même ambiguë. De plus, le résumé historique en douze paragraphes allant de la période patristique jusqu’au XXe siècle, avec une attention particulière pour la Réforme protestante et pour la Réforme catholique, offre inévitablement un panorama plutôt morne. Le paragraphe 52 résume les idées de Jean Calvin et de la tradition réformée mais ne fait aucune allusion à la manière très différente dont la doctrine de Luther aborde les deux royaumes. Pour Calvin:

« Toute la création est sous l’autorité et la providence de Dieu, y compris les activités les plus courantes de la vie quotidienne : l’engagement spirituel et religieux n’est pas limité à une sphère distincte et séparée tandis que la vie visible et sociale appartient à une autre. Les croyants vivent leur vocation de chrétiens non seulement dans l’église mais également dans la réalité séculière de la vie politique et économique » (§ 52).

Alors que cette orientation se retrouve également dans l’approche catholique, elle est particulièrement présente dans la position réformée et cette accentuation peut être considérée comme une contribution réformée au document. Mais des théologiens réformés tels que Johannes Weiss et Albert Schweizer ont influencé la pensée moderne en soulignant la dimension eschatologique, c’est-à-dire que le Royaume de Dieu est l’œuvre de Dieu, dans laquelle la collaboration ecclésiale et morale devrait être vue sous un éclairage plus modeste (§ 54). Toutefois, le contexte créé par le Concile Vatican II et par le mouvement œcuménique « a contribué à l’apparition d’une nouvelle façon de faire de la théologie, qui était particulièrement attentive à la question du Royaume » (§ 56). Dans son examen du XXesiècle, le rapport porte surtout sur Vatican II, en particulier sur la Constitution Gaudium et Spes, et sur la théologie de la libération, dans laquelle le Royaume de Dieu est considéré comme une clé herméneutique, « un principe d’action appelant à un changement et à un engagement de tous ceux qui accueilleraient sa souveraineté dans leur vie » (§56).

« C’est en célébrant ensemble la Parole de Dieu et en méditant sur elle dans la prière que leurs membres parviennent à vivre le Royaume présent parmi eux et à comprendre que le message du Royaume de Jésus demande un engagement actif dans la lutte pour la justice et la liberté de leurs semblables » (§ 56).

Le rapport (§ 58) montre comment la théologie de la libération a trouvé un écho dans les Églises réformées. Bien qu’au fond elles admettent que « cette histoire d’interprétation, révèle quelque chose de la diversité de compréhension du Royaume de Dieu et de sa relation avec l’Église et le monde dans les traditions chrétiennes », et que « par moments, l’idée du Royaume de Dieu a été dénaturée pour servir à des fins contraires à la justice et à la paix, qui sont des aspects intrinsèques du règne de Dieu » (§ 59).

Enfin, cette section indique deux observations plus fondamentales sur l’autorité de l’argumentation. La première se rapporte à l’autorité que peut recouvrir l’utilisation de témoignages post-bibliques : la Commission est d’accord que les témoignages doivent être fidèles à la Parole inspirée de Dieu dans l’Écriture, mais elle ne l’est pas concernant l’étendue de cette autorité. En second lieu, elle « a délibérément choisi d’accorder une attention spéciale à la façon dont le contexte sert de facteur déterminant à la pensée et à la pratique chrétiennes, en particulier dans le domaine de l’action de l’Église en faveur de la venue du Royaume dans sa plénitude ». En fait, « le milieu historique et culturel où se trouve la communauté chrétienne, jouera un rôle important en discernant la nature et les exigences du Royaume n’importe en tout temps et en tout lieu » (§ 60).

La troisième section indique deux perspectives théologiques convergentes. Premièrement, le Royaume de Dieu est une réalité aux multiples facettes qui fait partie du dessein mystérieux de Dieu pour le salut du monde. Il comprend cependant une variété de tensions ou polarités.

« Le Royaume est à la fois présent et futur ; il réside dans le cœur des individus et transforme la société ; il est religieux et spirituel mais il a des conséquences séculières et politiques ; il grandit progressivement mais il peut aussi faire irruption soudainement dans un événement particulier. Il est l’œuvre de Dieu, mais il est soutenu par les actions des êtres humains. Le Royaume est présent avec une force et une puissance particulières dans l’Église, dont les premiers membres étaient ceux qui croyaient à la proclamation du Royaume par Jésus et avaient été envoyés pour annoncer la bonne nouvelle de cette réalité qui devient universelle à travers sa mort et sa résurrection. En même temps, le Royaume dépasse les limites de l’Église ; il est présent d’une manière cachée chaque fois que l'Esprit du Seigneur ressuscité inspire des individus et des communautés à vivre selon les valeurs de l’Évangile. Cette profondeur et cette complexité sont intrinsèques au mystère du dessein salvifique de Dieu » (§ 62).

Deuxièmement, le Royaume est en même temps un don et une tâche.

« Notre adoption et ensuite notre vie comme enfants de Dieu sont à la fois un don et une tâche, tout comme le sont la création et le maintien d’une profonde communion humaine entre nous. Il existe une unité dynamique entre don et tâche. Le don est accepté précisément en entreprenant la tâche qui en découle. Ainsi, le Royaume transforme les relations humaines. Il grandit graduellement au fur et à mesure que les individus apprennent à s’aimer, à se pardonner et à s’entraider les uns les autres … Ce n’est pas principalement un concept, mais un appel à une réelle transformation de la vie personnelle et sociale dans les contextes dans lesquels ils vivent » (§ 63).

Selon ce rapport, le Royaume et l’Église ne sont pas identiques. Le Royaume est véritablement déjà présent dans l’Église et pourtant il est au-delà de l’Église en tant que destinée de toute la création. L’Église est censée servir l’établissement du Royaume en tant que signe prophétique et instrument efficace dans les mains de Dieu (§ 64). Cette perspective ouvre la voie à un dialogue plus créatif et à la collaboration avec les fidèles des religions mondiales, ainsi qu’avec toutes les personnes qui cherchent à promouvoir les valeurs du règne de Dieu, telles que la promotion de la justice, la libération des opprimés, la paix et la sauvegarde de l’environnement (§ 65).

 

Rendre témoignage au Royaume : trois récits dans des contextes différents

Le Royaume de Dieu « n’est pas principalement un concept, mais un appel à une réelle transformation de la vie personnelle et sociale dans les contextes dans lesquels ils [des individus] vivent » (§ 63). Pour souligner l’importance du contexte réel et concret dans lequel la réflexion a lieu, la Commission a introduit, comme partie intégrante du rapport, un chapitre dans lequel elle offre trois récits concernant différentes situations politiques et sociales dans lesquelles s’étaient engagées les communautés catholique romaine et réformée. Ces récits relatent de façon détaillée, objective et instructive l’évolution de leurs relations face à des situations d’injustice sociale et leur solidarité croissante dans la solidarité, passant ainsi de l’hostilité à la collaboration. Tout d’abord, le récit de la coalition au Canada en soutien des Droits des aborigènes (§§ 70-81). Ensuite en Afrique du Sud, où les Églises devaient faire face à l’injustice de l’apartheid (§§ 82-101). Enfin, la lutte pour la paix en Irlande du Nord (§§ 102-122). Du fait que chacun de ces pays a accueilli une des sessions du dialogue, les membres en contact direct avec les communautés locales ont pu mieux se rendre compte de la complexité des problèmes et des résultats de la collaboration dans ces situations locales. Il est superflu de résumer ici ces trois récits hautement instructifs. Je me limiterai aux conclusions dans lesquelles les auteurs soulignent leur importance pour les questions théologiques qui sont traitées.

Le rapport canadien conclut :

« Des expressions d’hostilité réciproque aux XVIIIe et XIXe siècles, les Églises sont passées à la coopération œcuménique. Leur effort commun pour créer une nouvelle alliance avec les populations aborigènes du Canada reflète l’engagement à la koinoniaet la reconnaissance de relations rétablies comme une partie intégrante de la venue du Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu est invoqué comme une sorte de miroir de la transformation que Dieu opèrera dans les cœurs humains : une nouvelle alliance, un nouveau peuple qui vivra l’alliance comme Dieu l’a voulue depuis le commencement. Dans ce contexte, il semble évident que la notion de Royaume comme société idéale, caractérisée par l’égalité, la justice et la liberté, a été acceptée. Pour ceux qui sont impliqués dans ces coalitions, le Royaume de Dieu est considéré comme un appel à des actions transformatrices du monde » (§ 81).

« En Afrique du Sud, la lutte pour la vie, à la lumière du Royaume de Dieu, a impliqué de manière particulière la lutte contre l’apartheid » (§ 82), contre l’inégalité entre les races et les structures qu’elle a créées dans la société et dans l’Église, et contre l’injustice sociale et l’oppression qu’elle a causées. Le deuxième récit donne ainsi une vue d’ensemble de la lutte qui implique l’Église réformée néerlandaise et l’Église missionnaire réformée néerlandaise, une Église séparée établie en 1881 pour les chrétiens de couleur. L’Église catholique romaine a également été confrontée à ces tensions. Ce combat n’était pas seulement une affaire interne à l’Afrique du Sud. Elle a suscité un intérêt international et œcuménique considérable et a conduit à la déclaration de l’ARM, et dans le monde œcuménique en général cette situation d’injustice a constitué un status confessionis. « L’apartheid est un péché et sa justification morale et théologique est une parodie de l’Évangile, et, dans la persistance de sa désobéissance à la Parole de Dieu, une hérésie théologique » (§ 86).[8] La lutte contre l’apartheid a rapproché davantage réformés et catholiques. En bref, le rapport conclut :

« Pour réformés et catholiques, même avec leurs compréhensions particulières de l’ecclésiologie, il n’y a guère de doute que leur propre expérience de l’Église universelle a concouru au renouvellement de l’Église en Afrique du Sud et a contribué de façon significative à la façon dont l’Église locale a réagi aux outrages de l’apartheid à l’égard de la crédibilité de l’Évangile du Christ. En outre, l’Église locale en Afrique du Sud, tant pour les réformés que pour les catholiques, en s’efforçant de vivre l’Évangile dans un contexte où les plus graves défis étaient posés au genre humain, rendait témoignage à l’Église universelle de quelques vérités éternelles, et précisément qu’il est impossible de séparer théologie et éthique, doctrine et vie, confession par la parole et par l’action. Dans ce sincère témoignage commun, beaucoup ont subi le martyre, d’autres ont été emprisonnés ou torturés pour avoir choisi le Christ et les valeurs du Royaume. Quelques mots de la glorieuse Confession de Behar peuvent exprimer ce qui était en jeu tant pour l’Église réformée que pour l’Église catholique : " L’Église, comme propriété de Dieu, doit se tenir là où il se tient, à savoir, contre l’injustice et avec ceux que l’on maltraite ; en suivant le Christ, l’Église doit témoigner contre les puissants et les privilégiés qui cherchent égoïstement leur propre intérêt et dominent ainsi les autres et leur font du mal" » (§ 101).

Le troisième récit donne une vue générale de la lutte pour la paix en Irlande du Nord. Il montre que les Églises ont été des pionnières pour la réconciliation dans un conflit politique et religieux qui se réduit trop souvent à une lutte sans merci entre « catholiques » et « protestants ». Les fondements idéologiques du conflit sont liés à « l’existence de deux ecclésiologies qui s’excluaient mutuellement, dans lesquelles la proximité entre le Royaume de Dieu et les structures visibles de la vie ecclésiale était supposée traduire celles-ci, plus ou moins directement, en entités ecclésiales politiques indépendantes et s’excluant mutuellement » (§ 106). Comment les Églises pourraient-elles devenir des instruments de paix et des témoins du message de paix du Royaume de Dieu ? L’année 1969 a sans aucun doute représenté un tournant, avec la naissance d’un groupe de travail formé par les quatre principaux responsables d’Église, considéré comme le premier signe d’une coopération officielle entre catholiques romains et protestants (§ 109). En 1974, « alors que les leaders politiques restaient campés sur des positions traditionnelles, les responsables des Églises s’efforçaient d’établir des ponts entre les communautés locales » (§ 110). ° A la lumière des faits, les auteurs du rapport peuvent affirmer que « les Églises catholique et protestante ont parcouru un long chemin ensemble et ont cherché à vivre les valeurs du Royaume de Dieu dans une situation réellement difficile » (§ 118). En conclusion de leur récit, ils écrivent :

« Comme toujours, un nouvel engagement envers les mandats de justice et de paix du Royaume était évidemment loin d’être facile pour les personnes concernées. Il exigeait un témoignage chrétien impérieux, face à un mal terrible et terrifiant. En épousant les valeurs du Royaume, beaucoup ont connu personnellement la violente résistance que le Christ lui-même a supportée lorsqu’il proclamait le Royaume de Dieu. Il y a eu des martyrs des deux côtés. Où donc un témoignage si héroïque trouve-t-il sa force ? Pour catholiques et protestants, ce qui reste est la primauté de la grâce dans la fervente célébration de la Parole et des sacrements. Dans la liturgie, l’Église reste en contact avec le Seigneur ressuscité et ce contact l’inspire à demeurer fidèle, même si cela comporte le témoignage suprême du don de la vie pour les valeurs du Royaume du Christ » (§ 121).

Les trois récits relatent clairement l’histoire de l’engagement œcuménique dans la paix, la justice, les droits de l’homme et la libération des opprimés, inspiré par le message de l’Évangile dans des situations concrètes, douloureuses et cruciales. Ici, le lien véritable de ces récits avec une réflexion explicite sur le Royaume de Dieu est peut-être moins évident que ce qu’on serait en droit d’attendre. Toutefois, dans ces récits les considérations sur le Royaume illustrent l’intention et l’orientation du rapport.

 

Discerner la volonté de Dieu dans le service du Royaume 

« Examinez tout avec discernement : retenez ce qui est bon… » (1 Th 5,21). Discerner et tester la volonté de Dieu doivent être une préoccupation majeure, délicate mais constante, dans la vie du chrétien ainsi que dans l’activité œcuménique. Déjà dans le Chapitre I, les membres avaient observé ce qui suit au sujet des critères d’un tel discernement :

« Nous avons délibérément choisi d’examiner non seulement le témoignage biblique relatif à notre thème, mais également des écrits de périodes ultérieures, surtout de l’époque patristique et de celle qui a suivi notre division. Réformés et catholiques romains considèrent que l’autorité des témoignages post-bibliques est liée à leur fidélité à la Parole de Dieu inspirée dans l’Écriture, bien que nous n’ayons pas encore atteint une conviction commune sur l’étendue de cette autorité » (§ 60).

Toutefois, dans le Chapitre III, la question est abordée de façon détaillée. En fait, l’autorité des sources utilisées pour le discernement continu de diviser réformés et catholiques. De prudentes indications d’une convergence concernant l’autorité de la tradition post-biblique peuvent difficilement cacher des différences plus fondamentales. Mais en dépit de ces divergences, un discernement commun plus complet sera nécessaire. Ainsi, le rapport pose la question : « Comment pouvons-nous discerner ensemble, dans des situations différentes, la volonté de Dieu dans le service du Royaume ? » (§ 123). Comment les Églises peuvent-elles encourager une plus grande solidarité dans la collaboration pour la justice et la paix (voir également les §§ 149-152) ?

« On peut décrire le discernement » - dit le rapport – « comme le processus d’écoute de l'Esprit-Saint pour découvrir la présence de Dieu, les signes de l’activité de Dieu dans l’histoire de l’humanité et la volonté ou l’appel de Dieu dans une situation donnée » (§ 125).

Le discernement en tant que « processus d’écoute » présuppose des échanges actifs, la communication et le dialogue – savoir s’écouter et se parler – afin d’examiner à la lumière de la foi ce que Dieu dit aux Églises, selon les circonstances et les signes des temps. Cet examen et ce discernement sont confiés à la communauté humaine vivante. Un juste discernement en recherchant, dans la complexité de la vie quotidienne, comment aimer Dieu, servir son Royaume et promouvoir les valeurs de l’Évangile, exige la foi, l’espérance, la charité et la confiance dans l'Esprit-Saint, mais également la sagesse, la créativité, la discrétion, la compétence, l’humilité, un sentiment de responsabilité, un esprit de collaboration, la solidarité et beaucoup d’autres dons humains. Dans le processus de « discernement », la personne ou la communauté qui discerne doit rester au centre. Toutes deux sont au cœur du processus. Ce n’est qu’ainsi que le discernement « donne de nouvelles idées sur l’événement-Christ et de nouvelles perspectives à la communauté en général, en l’invitant à rencontrer Dieu à nouveau et à professer nouvellement sa foi » (§ 125). En fait, « la recherche et le dialogue indispensables au discernement exigent un effort et peuvent représenter un processus difficile » (§ 129). Le rapport souligne très justement que le processus de discernement doit être un processus ouvert, dans le temps et l’espace. Il doit inclure le souvenir du passé, mais il doit voir les implications pour l’avenir (§ 126) et s’efforcer de lire les signes des temps, parfois très discordants, partout où ils apparaissent (§ 129),

Le discernement a besoin de critères et de contenu. Quelles sont les sources communes du discernement ? Pour la Commission, il n’y a aucun doute. « La Parole de Dieu est la source principale par laquelle l'Esprit-Saint guide le discernement de l’Église […] Vivre avec la Parole de Dieu est une condition nécessaire du discernement.[…] Nos deux communautés affirment l’autorité suprême de la Parole de Dieu dans le discernement de la volonté de Dieu pour l’Église » (§ 130). En écoutant les voix du passé, de la période patristique ainsi que celles des siècles qui ont suivi la division dans la chrétienté occidentale, les chrétiens ont partagé un héritage commun en abordant les implications morales de la condition de disciple et en interprétant la Parole de Dieu concernant l’attitude et le comportement chrétiens dans la société (§ 131). Le terrain des sources de discernement est plus vaste que la seule tradition chrétienne. Chaque histoire et chaque réflexion morale extérieures à la chrétienté ont contribué à une croissante prise de conscience des valeurs sociales et des droits de l’homme. Le rapport souligne le fait que la voix des pauvres est un indicateur essentiel pour discerner la volonté de Dieu pour le témoignage de l’Église dans la société. L’Ancien Testament ainsi que les paroles et les actions de Jésus servent effectivement à « nous guider dans notre interprétation de la manière dont Dieu nous appelle à servir le Royaume aujourd’hui » (§ 132). Mais le panorama d’une collaboration possible comprend même les personnes d’autres religions et de bonne volonté. « Nous voyons des valeurs du Royaume dans la vie et l’activité des fidèles d’autres religions et nous pouvons apprendre d’eux et collaborer avec eux pour réaliser des objectifs communs » (§ 133).

Le rapport examine ensuite l’urgente question des différences entre réformés et catholiques romains dans l’utilisation des sources. Les membres réformés se réfèrent à l’insistance, dans leur tradition, sur l’unique et suprême autorité de l’Écriture, comme le décrivent les §§ 135-136.

« En dernière analyse, » - affirment-ils – « seule l’Écriture lue et comprise en temps et lieux spécifiques par des personnes et des assemblées ecclésiales marquées par ces temps et lieux, peut être l’ultime autorité dans le processus communautaire de discernement » (§ 135).

En se référant à ce que l’on entend par « en temps et lieux spécifiques par des personnes et des assemblées ecclésiales marquées par ces temps et lieux », le rapport soulève un plus vaste problème d’herméneutique biblique, c’est-à-dire la question délicate, mais inévitable, de l’autorité des interprètes, des synodes, des prédicateurs, des exégètes et des autres personnes qui doivent juger ou qui ont une importance dans leur Église et même dans la société. C’est là le domaine du discernement sur lequel la Bible et la tradition chrétienne font la lumière et orientent la réflexion. Le paragraphe 136 est particulièrement important parce qu’il décrit comment les réformés peuvent adopter de nouvelles interprétations et expressions de la foi chrétienne, à condition toutefois qu’elles restent « conformes au message de l’Écriture interprété collectivement en dialogue avec la tradition réformée ».

« Cette position réformée montre une claire conscience de la présence de l'Esprit-Saint. Dans la compréhension réformée, les assemblées d’Église jouent un rôle déterminant dans le discernement, mais les chrétiens réformés savent que toutes les déclarations ecclésiales sont sujettes à révision et que toutes les institutions sont sujettes à réforme du fait qu’elles sont continuellement guidées par l'Esprit-Saint tout au long de l’histoire. C’est précisément la raison pour laquelle tous les croyants, qu’ils soient prophètes, prêtres ou rois (serviteurs), sont appelés à progresser dans leur propre foi et à savoir discerner et juger pour eux-mêmes dans toutes les questions spirituelles. Finalement, ce sont là les raisons profondes du système conciliaire de gouvernement ecclésial, largement répandu parmi les Églises réformées » (§ 136).

Mais ne devrait-on pas être prudent et ne pas se rapporter trop facilement à l'Esprit-Saint – qui guide sans aucun doute son Église vers la pleine vérité – que l’on risquerait aussi de présenter comme un Deus ex machina ? Le discernement consiste justement à s’efforcer de découvrir où et comment l'Esprit-Saint agit dans des situations humaines. En fait, la tradition réformée comporte un système conciliaire et synodal dans lequel on peut présumer que les croyants sont devenus mûrs et responsables de leur foi. Quant à savoir s’ils sont en mesure de « savoir discerner et juger pour eux-mêmes dans toutes les questions spirituelles », c’est un argument que je laisse de côté. Néanmoins, on devrait examiner également le contexte ecclésial plus général de toute vie de foi et d’Église.

Les paragraphes 137-139 montrent comment les catholiques romains abordent le problème. Les catholiques pensent également que l’Écriture est « l’autorité suprême en matière de foi ».[9] Elle est la Parole de Dieu, écrite sous l’inspiration de l'Esprit-Saint » (§ 137). En même temps, ils affirment la nécessité de la Tradition.

« Par conséquent, en interprétant la Parole de Dieu, les catholiques se réfèrent, par principe, à la Tradition et au discernement de l’Église, surtout parce que celui-ci est exprimé dans des doctrines officielles » (ibid.)

Le discernement et l’application de la Parole de Dieu aux circonstances de la vie ont lieu de diverses manières.

« Les catholiques croient que l’Église a le devoir d’« examiner tout » (1 Th 5,21), afin de discerner ce qui appartient réellement à la Parole. Le processus de discernement implique tout le peuple prophétique de Dieu (laïcs et pasteurs ; cf. Lumen gentium, 12) qui, en plus du don de la foi, est doté de ce « sens de la foi » (sensus fidei) qui lui permet de reconnaître la Parole de Dieu pour ce qu’elle est, de progresser dans sa connaissance de celle-ci et de la mettre en pratique dans sa vie quotidienne » (§ 138).

Toutefois, le rôle décisif de l'Évêque de Rome et des évêques en communion avec lui dans le processus de discernement, demeure une différence insurmontable entre catholiques et réformés (§ 139). Quant au discernement sur les questions sociales concrètes, il est déclaré d’une manière quelque peu simplifiée :

« En discernant le témoignage que requièrent les questions sociales, les catholiques font appel à l’enseignement de l’Église universelle, tel qu’il est reflété dans la doctrine sociale des conciles, des évêques et des papes. Finalement, sur la base de ces principes moraux partagés par la communauté au niveau mondial, un programme d’action précis peut être discerné localement, par une considération attentive de ce que demande le Royaume de Dieu dans chaque situation particulière » (ibid.).

En conclusion de cette section, les membres de la Commission « sont d’accord pour dire que la condition de disciple de Jésus Christ entraîne le discernement de la volonté de Dieu concernant les questions éthiques et le comportement moral ». Mais les complexités en jeu les mènent à une aporie.

« La révélation de la Parole de Dieu reste pour nous une source permanente d’inspiration dans ce domaine, tandis que nous reconnaissons qu’on ne doit pas s’attendre à trouver dans l’Écriture une solution toute prête aux problèmes moraux auxquels les êtres humains doivent faire face aujourd’hui » (§ 140).

Les différents modèles de discernement, brièvement examinés dans la quatrième section, sont conditionnés par les ecclésiologies respectives et les différentes compréhensions de l’autorité et du rôle de l’expérience (§ 144). Les Églises réformées prennent leur propre situation locale très au sérieux et accordent moins d’attention au contexte général. L’Église catholique, au contraire, est poussée davantage par sa sensibilité caractéristique envers l’unité de l’Église universelle et est plus ouverte aux idées et aux orientations d’autres Églises locales et de l’Église au niveau global. Néanmoins, les auteurs concluent par un appel à la collaboration, pour que les Églises puissent apprendre de leurs processus de discernement respectifs, s’enrichissant ainsi mutuellement et atténuant les tensions qui peuvent naître dans les communautés (§ 147).

Dans la cinquième section de ce chapitre, on examine de nouveau les récits et la façon dont les modèles de discernement ont fonctionné dans ces exemples de collaboration œcuménique. En résumant les conclusions, le rapport déclare : « Le parallèle fondamental entre les approches du discernement par nos deux communautés réside dans notre commun désir de connaître la volonté de Dieu et de répondre à la grâce en disciples de Jésus Christ dans des situations spécifiques » (§ 148). Pour conclure, la Commission affirme :

« Naturellement, ces récits indiquent en premier lieu la manière dont les chrétiens font face à des situations très différentes lorsqu’ils cherchent à promouvoir le Royaume dans diverses parties du monde. Cet éventail de moyens par lesquels l’unique Évangile inspire une pluralité de réponses selon les besoins particuliers de temps et de lieu, illustre la catholicité de l’Église. Dans tous les cas, quelques éléments constants sont présents, tels que la force que donne le fait de travailler ensemble pour le Royaume ; la participation de tout le peuple de Dieu – dirigeants et ministres, théologiens et toute la communauté ; l’utilisation de déclarations publiques des Églises, soit individuellement, soit avec d’autres ; l’organisation d’initiatives de défense par des comités et des groupes spécialisés ; la présentation de programmes de formation aux valeurs de l’Évangile ; l’importance de l’amitié et de l’encouragement réciproque ; et le rôle de la responsabilité mutuelle. Nos récits de témoignage commun montrent également que le discernement du bien et du mal, et d’un plan d’action dans tout contexte donné, ne sont pas, ni ne peuvent être isolés de l’intérêt et de l’apport de l’Église en général. Surtout lorsque l’Évangile est en jeu dans le discernement et l’action au niveau local, la communauté de toutes les autres Églises locales, et donc de l’Église universelle également, ne peut rester indifférente, mais elle a à la fois un droit et une responsabilité d’engagement et un devoir de solidarité » (§ 154).

Le rapport reconnaît que réformés et catholiques ont des habitudes de discernement communautaire distinctes et que, de ce fait, les chemins qu’ils suivent pour parvenir aux conclusions sur les questions morales empruntent parfois des voies différentes. Néanmoins, ils parviennent souvent à des positions morales similaires ou même identiques (§ 158). Étant donné qu’il existe des possibilités de discernement et de témoignage communs, ils concluent la sixième section par ces paroles :

« Il n’y a aucun désaccord entre nous concernant l’affirmation fondamentale que l’Église est et devrait être une communauté de témoignage commun du Royaume de Dieu. Le témoignage commun suscite et rend possible l’action conjointe de nos Églises en préconisant la réalisation du message de Jésus concernant le Royaume en différents temps et lieux. Notre commune compréhension du Royaume nous permet de lire ensemble un grand nombre de signes des temps… Nos deux communautés sont engagées à écouter la voix des pauvres comme source privilégiée de discernement des exigences du Royaume de Dieu dans notre monde. Dans ce sens, leur voix peut, en quelque sorte, servir de « clé herméneutique » pour interpréter les signes des temps et entreprendre un discernement commun basé sur notre auto-compréhension ecclésiale de communautés morales » (§ 157).

 

Le Royaume de Dieu et l'Église

La relation entre le Royaume de Dieu et l’Église a été discutée dans le cadre de l’ecclésiologie catholique et réformée. Quelles sont les implications du Royaume de Dieu pour la nature et la mission de l’Église ? Quelles sont les perspectives distinctes dans chacune des traditions et sur quelles questions pourrait-il y avoir un accord fondamental entre elles ? Ces questions sont examinées à la lumière des trois activités ecclésiales fondamentales, c’est-à-dire la célébration du Royaume dans le culte, le témoignage du Royaume en paroles et en actions, et enfin, le service visant à améliorer la qualité de la vie humaine ici et maintenant.

Réformés et catholiques sont pleinement d’accord sur le fait que « le message central de Jésus était le Royaume de Dieu » :

« Le pouvoir de Jésus, le secret de l’efficacité de ses actions, réside dans son identification totale avec le message qu’il annonce : il proclame la « bonne nouvelle » non seulement par ce qu’il dit ou par ce qu’il fait, mais également par qui il est. » (§ 160).

La naissance de la communauté de disciples rendant témoignage à Jésus et à son Royaume doit être comprise dans ce contexte. Cet accord n’exclut pas les différences dans les manières d’interpréter la relation Église-Royaume dans les traditions catholique romaine et réformée. Après en avoir mentionné quelques-unes, le rapport énonce les éléments d’une vision commune :

« Réformés et catholiques reconnaissent qu’ils partagent une même vision fondamentale de la relation Église-Royaume, bien que nous continuions de nous exprimer théologiquement de façon différente selon nos traditions respectives. Quoique le Royaume ne puisse être identifié avec l’Église, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de signes du Royaume présents en elle. De tels signes sont également détectables dans la création, dans l’histoire, dans la société humaine et dans le monde. Le Royaume se révèle dans la société et on le rencontre dans celle-ci, mais nulle société particulière ne peut être identifiée avec le Royaume. Le terme Église n’apparaît pas souvent dans l’enseignement de Jésus, qui se concentre sur le Royaume de Dieu. Toutefois, le concept d’une communauté messianique lui est intrinsèquement lié. Jésus a rassemblé ses disciples pour proclamer le Royaume de Dieu et pour être le noyau d’une communauté orientée vers le Royaume » (§ 163).

Il est significatif également que le texte parle de la relation entre le Christ, l’Église et le Royaume. « Quiconque est en rapport avec Jésus entre en rapport avec le Royaume de Dieu. Dans ce contexte nous devons comprendre également la naissance de la communauté des disciples, enracinée en Israël comme peuple de Dieu, qui rend témoignage à Jésus et à son Royaume d’une nouvelle manière » (§ 160). Ce qui est dit ici est juste. En même temps, dans une perspective catholique, la relation entre le Christ, l’Église et le Royaume est une relation très intime et profonde. Le langage de la déclaration qui vient d’être citée semble presque hésitant (« dans ce contexte nous devons comprendre également la naissance de la communauté des disciples »). Sur ce point, la réflexion catholique successive (§ 161) montre mieux la relation intime entre le Christ, l’Église et le Royaume. Cela suggère que réformés et catholiques devraient poursuivre la discussion sur ce point et s’appuyer sur le degré commun de convergence qu’ils partagent lorsqu’ils parlent de la relation entre le Christ, l’Église et le Royaume. Dans une expérience catholique récente, la manière de percevoir certaines présentations unilatérales de la relation de l’Église avec le Royaume au sein de l’Église catholique, a donné lieu à des déclarations normatives (comme par exemple la déclaration Dominus Iesus) visant à corriger certaines présentations résultant quelque peu limitées.

Le texte attire également l’attention sur le lien entre le Royaume de Dieu et le concept de « koinonia / communion », en tant qu’expression de la présence réconciliatrice de l’amour de Dieu qui est un don et une tâche (§ 164).

Dans les sections suivantes, le document propose une réflexion sur les trois activités ecclésiales fondamentales, le culte, le témoignage et le service. En premier lieu, Célébrer le Royaume dans le culte, en particulier dans la liturgie, comme célébration de remerciement (§ 167), invocation de l'Esprit-Saint sur la communauté et sur les éléments du pain et du vin (epiklesis) (§ 168), et comme expression d’espérance pour un monde renouvelé, est un avant-goût actuel de la manifestation définitive du Royaume au retour du Seigneur. Le culte chrétien a un « potentiel transformateur », dans lequel « la diversité (p.ex. en termes de race, de classe sociale et de sexe) est respectée sans toutefois être considérée comme un motif de discrimination » (§ 170). Cependant, le lecteur peut être surpris en apprenant que, dans cette discussion, l’eucharistie, en tant que rappel de la passion du Seigneur, est à peine mentionnée.

Un autre facteur non évoqué ici, mais qu’il ne faut pas oublier, est la compréhension catholique de la manière dont les sacrements édifient l’Église. Ce qui advient « après que le pain et le vin ont été préparés » est objet de discussion et de réflexion, tant dans la perspective réformée que catholique. Ensuite, il est dit que « la célébration liturgique nous permet d’entrer de nouveau dans l’acte salvifique de Dieu en Jésus Christ, dont le but suprême est le Royaume » (§ 167). En reconnaissant qu’ici c’est le Royaume de Dieu qui est au cœur du débat, la compréhension catholique, rappelant encore une fois que la relation intime entre le Christ, l’Église et le Royaume, souhaiterait toutefois une formulation indiquant que la célébration du sacrement ne se rapporte pas uniquement au Royaume, mais également à l’édification de l’Église et de l’unité de l’Église qui est un avant-goût du Royaume. Ce point pourrait être également abordé par le dialogue dans le futur.

« La sainte communion, en particulier, est un avant-goût du banquet céleste dans le Royaume à venir » (§ 171). Malheureusement, la pleine communion n’a toutefois pas encore été réalisée. Par conséquent, les accords existants sont toujours de pressants défis à poursuivre nos efforts pour surmonter la division fondamentale et pour renforcer notre témoignage missionnaire aussi bien au niveau individuel que communautaire (§ 172).

En second lieu, en ce qui concerne le témoignage du Royaume par la parole et l’action, le rapport souligne le fait que le Seigneur ressuscité a chargé les apôtres d’être des témoins du Royaume et de porter témoignage (martyre) continuellement, non pas occasionnellement, à la volonté de Dieu pour le salut et la transformation du monde (§ 173). L’appel à rendre un témoignage commun au Royaume ne peut pas rester sans conséquences pour les activités des Églises. C’est un témoignage aux multiples facettes. Il a lieu principalement lorsque l’assemblée des fidèles se réunit pour proclamer la Parole et pour célébrer les sacrements ; en outre, il a lieu dans l’établissement de communautés chrétiennes qui sont appelées à montrer que le Royaume est déjà présent comme un avant-goût lorsqu’elles s’efforcent de réaliser la justice, la paix et le respect des droits de l’homme dans leur propre vie. De même, il se fait entendre lorsque la voix prophétique de l’Église s’élève pour « critiquer la société et la stimuler à se transformer selon les critères du Royaume ». Enfin, l’intercession afin que vienne le Royaume de Dieu est « un témoignage de la souveraineté de Dieu qui opère la transformation du monde » (§ 175). Ce témoignage doit tenir compte du contexte réel dans lequel vivent les personnes, mais il a en même temps des dimensions universelles. Le rapport introduit ici un vibrant appel œcuménique à la responsabilité mutuelle :

« Parce que cela (le témoignage) comporte d’importantes implications ecclésiales pour chaque communauté chrétienne, c’est un défi à l’autonomie des Églises séparées. Un témoignage aussi précieux exige une responsabilité mutuelle. C’est pourquoi une approche œcuménique de ce mandat est une condition préalable à un témoignage plus efficace. Le témoignage commun est une question d’obéissance. Pour vivre selon les promesses de Dieu et pour obéir à ses commandements, les Églises ont besoin les unes des autres, tant dans des contextes locaux particuliers qu’au niveau global » (§ 177).

Le rapport se penche ici, tout aussi brièvement, sur la relation entre le Royaume et l’Église concernant la mission et sur la question des valeurs du Royaume en dehors de l’Église et, par conséquent, sur la coopération avec les membres d’autres religions : « Si le Royaume est pour Dieu le but suprême de toute l’humanité, on doit alors se demander non seulement quels rapports les autres religions peuvent avoir avec l’Église, mais également quels rapports elles peuvent avoir avec le Royaume » (§ 178).

La troisième section sur le service, Le Royaume de Dieu comme principe d’action, débute par une déclaration de principe :

« Le Royaume vise à la transformation de toute la création dans la gloire éternelle, et l’Église doit être vue dans le contexte de cette divine intentionnalité. La citoyenneté dans le Royaume comporte une injonction constante à la solidarité avec les personnes, en particulier avec les exclus et les opprimés. Le Royaume ne signifie quelque chose pour les multitudes qui souffrent que lorsqu’il est vécu comme une puissance transformatrice » (§ 180).

Toutefois, le souci du Royaume de Dieu ne doit pas être vu uniquement comme détaché du monde. C’est également un appel à la coopération humaine dans un contexte plus vaste que celui de l’Église. Dans ce contexte, l’Alliance réformée mondiale affirme qu’elle s’est toujours engagée en faveur de l’unité et de la catholicité de l’Église, et que dès ses débuts, elle a été favorable à la création d’unions organiques, même avec des Églises d’autres familles chrétiennes (§ 183).

Peut-être ne peut-on éviter, dans un document centré sur la responsabilité des Églises dans ce monde, d’attirer l’attention également sur la dimension transcendante :

« Nous voulons souligner ensemble que Jésus n’a pas envisagé le Royaume comme appartenant entièrement et exclusivement au temps à venir. Cependant, le Royaume futur ne peut être déduit des circonstances de l’histoire actuelle ; il sera qualitativement nouveau et il se situe au-delà des projets et des capacités des êtres humains, comme quelque chose que nous ne pouvons qu’accepter comme un don. Alors que le thème du Royaume prend au sérieux le monde et les efforts humains dans l’histoire, il ne renonce pas à l’ouverture à un futur transcendant dans la plénitude de Dieu. En fin de compte, Dieu seul peut réaliser les plus profondes aspirations de l’humanité » (§ 184).

Les auteurs savent toutefois que leur travail devra tenir compte d’une opposition et de situations d’extrême oppression et exploitation. Des forces hostiles sont à l’œuvre :

« Des forces hostiles s’opposent au Royaume. Cet anti-royaume n’est pas simplement l’absence ni le pas-encore du Royaume, mais sa directe contradiction. En conséquence, le Royaume est dans une relation de combat avec l’anti-royaume » (§ 185).

En tant que citoyens du monde, nous partageons les souffrances de l’humanité et de la création, ce qui exige une ouverture aux autres, de la patience, ainsi que la résolution et l’engagement à façonner un monde qui corresponde mieux aux caractéristiques du Royaume de Dieu (§ 186).

La dernière section de ce chapitre mérite une attention particulière concernant les progrès du dialogue entre l’Église catholique et les Églises protestantes, non seulement réformées mais luthériennes également. La discussion s’y poursuit sur les deux concepts de l’Église, creatura verbi et sacramentum gratiae, « la première est plus "réformée", la deuxième plus "catholique romaine", comme il est amplement décrit dans le rapport précédent. Dans Vers une compréhension commune de l’Église,[10] les participants sont parvenus à un accord en reconnaissant la dépendance radicale de l’Église, en recevant le don transcendant que Dieu lui accorde, comme base de son activité de service pour le salut de l’humanité. Ils ont déclaré que :

« Les deux conceptions, de "création du Verbe" et de "sacrement de grâce", expriment en fait la même réalité instrumentale sous différents aspects, sont complémentaires l’une de l’autre ou représentent les deux faces de la même médaille. Elles peuvent aussi devenir les pôles d’une tension créatrice entre nos Églises ».[11]

Ils ne sont pas encore parvenus à comprendre de la même façon la nature de cette activité salutaire. Les deux partenaires de dialogue semblent être victimes d’une caricature qui attire l’attention sur les réelles différences de perspective sous-jacentes, pour lesquelles les termes creatura verbi et sacramentum gratiae servent de symboles. Selon l’opinion réformée, les catholiques « attribuent à l’Église le rôle propre au Christ ». De leur côté, les catholiques « accusent généralement les réformés de considérer l’Église de manière séparée de l’œuvre de salut et de renoncer à l’assurance que le Christ est vraiment présent et agissant dans son Église ».[12] Dans le présent rapport, la Commission affirme que les deux conceptions ne sont pas simplement complémentaires entre elles, comme les deux faces d’une même médaille, mais qu’elles sont plutôt intimement liées à la Parole parce que créées par la Parole de Dieu, appelées toutes deux à proclamer la Parole de salut (§ 190) et à servir comme un instrument destiné par Dieu à être instrument de la grâce pour la réalisation du Royaume. « Comme sacrement du Royaume, l’Église est et doit être à la fois création de la Parole et sacrement de grâce » (§ 191). Toutefois, cet important accord doit être compris à la lumière de l’évolution moderne de la théologie de la Parole et des sacrements dans la théologie tant catholique que réformée. Il pourrait difficilement servir comme interprétation des controverses originelles concernant la Parole et les sacrements au XVIe siècle et plus tard.

Deux autres points, traités dans le rapport précédent, c’est-à-dire la relation de l’Église avec l'Esprit-Saint et l’eschatologie, sont repris ici de manière plus approfondie et portent ainsi à notre attention de nouvelles implications. En ce qui concerne l'Esprit-Saint, le rapport affirme que l’accent confessionnel unilatéral mis sur la liberté de l'Esprit (par les réformés) et la valeur plus grande attribuée à la présence de l'Esprit-Saint dans l’existence historique de la communauté chrétienne (par les catholiques), doivent être considérés comme complémentaires et d’information mutuelle plutôt qu’opposés (§ 195). Le rapport précédent indiquait également une opposition entre le « pas-encore » dans la relation de l’Église avec le Royaume, du côté réformé, et la réalité du don en tant qu’un « déjà-là » du côté catholique. Ces deux perspectives doivent rester unies, affirme-t-on à présent, « de sorte que notre contraste précédent doit être vu comme une différence d’accent plutôt que comme une opposition qui divise l’Église ». « Nous sommes pleinement d’accord que l’Église vit dans une perspective eschatologique et qu’il est impossible de saisir son identité sinon dans le cadre d’une commune ouverture à l’action de l'Esprit-Saint dans l’histoire, même de nos jours (§ 196).

 

Dialogue et témoignage commun

Le dialogue peut être lui-même une expérience réconciliatrice et témoigner de la communion. Dans le Chapitre V, la Commission réfléchit sur sa propre expérience de dialogue. Ne pourrait-on affirmer avec encore plus de force que le dialogue est effectivement une expérience réconciliatrice lorsqu’il se déroule dans un véritable esprit œcuménique, comme un témoignage d’unité et même comme un signe de réelle communion, cherchant à approfondir par la communication ce qui existe déjà ? Se référant à l’Épître de saint Paul aux Philippiens, qui décrit le dépouillement et l’exaltation du Christ (2, 5-11), le rapport affirme que « une attitude humble, une disposition à admettre les ignorances et les échecs, un désir de connaissance plus approfondie et un esprit ouvert à la vérité partout où elle se trouve, ont une importance fondamentale pour tout dialogue » (§ 203). Il est regrettable – dans ce texte également – que la citation de cet hymne ait omis l’introduction de saint Paul, versets 1-5, qui situe l’hymne dans le contexte de l’assemblée et s’adapte parfaitement à la situation œcuménique.

Le rapport reprend la question de la nécessité de l’apaisement des mémoires, déjà explicitement traitée dans le rapport précédent, et la relie à la nature du dialogue et à la réconciliation des communautés. Le passé pèse effectivement toujours sur le présent, même dans des domaines où seules les conséquences historiques ont été héritées et où les divisions sont venues d’ailleurs. Le rapport soutient que nous devrions parler avec respect de la foi des autres chrétiens, nos sœurs et frères.

« Un des buts principaux du dialogue devrait être de passer notre langage au crible pour discerner les affirmations qui étaient dues à un manque de vérité et de charité, afin de nous demander réciproquement pardon à leur sujet. Tout aussi importante est la recherche des éléments de vérité contenus dans nos anciens discours et que nous devons répéter les uns aux autres dans l’amour (cf. Ep 4,15) encore aujourd’hui, en espérant de parvenir à une plus grande communion » (§ 208).

Toutefois, l’examen d’une histoire commune et l’effort d’apaisement des mémoires soulèvent inévitablement la question du péché dans l’Église. La réponse doit être une humble confession des péchés, comme nous la trouvons déjà dans la Bible, dans Daniel, Jérémie et autres. En revanche, la communion qui vient d’un martyre commun, le sacrifice de sa propre vie jusqu’à la mort pour le Christ, en temps de persécution, est réellement une expérience d’unité parfaite dans le témoignage commun.

En concluant cette section, le rapport rappelle l’émouvante invitation du dernier chapitre de « Vers une compréhension commune de l’Église », qui indique le chemin en avant.[13]

« Au lieu de nous opposer les uns aux autres ou de vivre simplement côte à côte, nos deux communions "devraient vivre l’une pour l’autre afin d’être des témoins du Christ" (149). VCCE 157 explique que "vivre les uns pour les autres" signifie "rendre un témoignage commun" et faire tous les efforts possibles pour parler ensemble aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui du " message salvifique du Christ ". Dans cette invitation à vivre les uns pour les autres, nous percevons une injonction du Royaume à prier les uns pour les autres et à considérer comme nôtre le souci du bien-être et de la fidélité des autres. Dans cette attention mutuelle, notre témoignage commun peut être un signe persuasif pour d’autres communions chrétiennes. Les non-croyants autour de nous seraient peut-être obligés de s’exclamer de nouveau, " Voyez combien ces chrétiens s’aiment les uns les autres ! " Osons-nous réellement penser à " vivre les uns pour les autres ? " » (§ 221).

« Orthopraxie » et « orthodoxie », agir et croire correctement selon l’Évangile vont de pair. L’orthopraxie et un test d’orthodoxie. Notre prière : « Que ton règne vienne » devrait être l’espérance de l’arrivée de conditions concrètes permettant aux êtres humains d’établir entre eux des relations correctes sous la souveraineté du Dieu d’amour (cf. § 224). Vivre les uns pour les autres présuppose, en tout cas, un grand respect les uns pour les autres.

 

Conclusion

En conclusion, le rapport se concentre brièvement sur les principaux résultats, allégeant ainsi quelque peu un très long exposé. Les membres sont convaincus qu’en dépit de quelques signes douloureux de division, une nouvelle relation s’est établie entre l’ARM et le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, et de ce fait entre les deux traditions qu’ils représentent. Par conséquent, ils se sont reconnus sans ambiguïté frères et sœurs en Christ, bien que subsistent de sérieuses divergences dans leur compréhension de la foi et dans les questions doctrinales qui y sont liées (§§ 226-228). La récente évolution, en particulier durant le Jubilé de l’an 2000, constitue un développement positif dans le processus d’apaisement des mémoires et d’encouragement au respect mutuel. Le dialogue théologique actuel est en outre un instrument valable à cet effet. À travers le dialogue, les membres ont découvert des perspectives théologiques convergentes concernant la relation du Royaume de Dieu avec l’Église. Ils ont également constaté une convergence entre l’Église comme « création de la Parole » et comme « sacrement de la grâce » et aussi qu’aucune de ces visions peut exclure l’autre mais plutôt qu’elles sont dépendantes l’une de l’autre et sont essentielles pour une compréhension de la nature de l’Église (§ 230). En outre, le dialogue a montré que les deux traditions peuvent décrire l’Église comme « sacrement du Royaume de Dieu », ce qui leur permet d’approfondir sa relation avec l'Esprit-Saint ainsi que sa dimension eschatologique, et d’affirmer la dépendance radicale des êtres humains envers Dieu, avançant vers l’accomplissement du Royaume. C’est l’un des mérites du rapport que d’avoir réfléchi plus à fond et en même temps plus concrètement, dans les trois récits, sur les processus de discernement (Chapitre III) et de dialogue (Chapitre IV) dans le mouvement œcuménique en général. En fait, discernement et dialogue vont de pair et sont le pain quotidien de la rencontre entre les êtres humains. À cela s’ajoute également une tâche spécifique lorsque des communautés chrétiennes se rencontrent pour examiner et discerner ensemble, en dialogue, ce qu’elles ont en commun, ce qui les divise encore et comment aborder ensemble les défis communs. Dans l’actuel processus de discernement, les deux communautés recherchent ensemble en toute confiance les moyens de résoudre les divergences en vue de parvenir à la pleine communion. En se parlant et en s’écoutant, elles sont déjà sur le chemin d’une communion réelle en tant que frères et sœurs chrétiens. Le rapport souligne très justement la nécessité de se sentir responsables les uns des autres, de se respecter et de progresser dans la charité réconciliatrice et dans la foi commune (§ 208) : c’est cela le sang vivifiant qui circule dans les veines des communautés tournées vers une plus grande et plus profonde communion, visible dans le témoignage commun et dans l’engagement envers les valeurs du Royaume. Le dialogue et le discernement doivent continuer même après avoir franchi des pas décisifs qui expriment déjà une certaine forme de « pleine communion ». Même à ce stade, une nouvelle phase délicate de « convalescence » sera nécessaire dans le processus vers un plein apaisement, à travers une plus ample communication et une vie communautaire dans la diversité.

Le présent rapport peut ne pas être considéré comme un profond exposé théologique, mais plutôt comme un appel urgent. En méditant sur l’Évangile, le Royaume de Dieu et l’Église, il lance un appel urgent à une collaboration responsable entre les deux familles chrétiennes, à un engagement commun envers les valeurs du Royaume de Dieu, la paix et la justice, avec une prédilection spéciale pour les pauvres. Le rapport désire encourager le dialogue et le discernement commun en faveur de ce défi. En même temps, de nouvelles perspectives qui dépassent les limites des diverses Églises et communautés s’ouvrent à toute l’humanité et à toute la création, dans le temps et dans l’éternité – « déjà-là » et « pas-encore ». En attendant, il existe un programme pour un intense dialogue futur. Le rapport mentionne spécialement la reconnaissance des ministères, une question clé dans toutes les discussions œcuméniques sur la réconciliation. Cette question est vue principalement non pas en termes de problèmes d’organisation structurelle, mais plutôt par rapport aux questions sous-jacentes concernant la nature de l’Église et de l’action de Dieu dans le monde, et elle porte également sur les différences entre les vues traditionnelles catholiques et réformées occidentales sur l’anthropologie et la théologie.

Le rapport exprime l’espoir qu’en « parlant de l’Église comme "sacrement du Royaume de Dieu", les tensions du passé concernant des convictions différentes sur la continuité, le ministère et la structure de l’Église au cours des siècles, [pourront] se révéler complémentaires, voire créatives, dans une reconstruction commune » (§ 197). Reconnaître ensemble l’Église comme « sacrement du Royaume de Dieu » représente effectivement une convergence importante. En même temps, les catholiques voudraient poursuivre le dialogue sur des questions relatives à la nature sacramentelle de l’Église, telles que l’autorité dans l’Église, le ministère ordonné de l’évêque, du prêtre et du diacre, dans le cadre de la succession apostolique. L’intention n’était pas d’aborder ces problèmes dans cette phase du dialogue. Mais pour continuer de progresser vers la réconciliation, il faut que ces questions, qui touchent des aspects fondamentaux de la foi catholique, soient le sujet du dialogue.

Emmaüs n’était qu’à moins de douze kilomètres de Jérusalem. Le chemin œcuménique est sans aucun doute, et de manière décisive, beaucoup plus long. Mais tandis qu’en parlant ensemble notre compréhension progresse, nos cœurs s’embrasent et la lumière se fait, préparant la constante reconnaissance du Seigneur ressuscité dans l’eucharistie. Luc évoque une seule rencontre à Emmaüs. Mais au cours d’une vie, les « Emmaüs de reconnaissance » ont lieu les uns après les autres, jusqu’à la rencontre définitive à Jérusalem, la cité de la paix, où Dieu lui-même nous réconciliera et rétablira la paix et la communion.

 

NOTES

[1] Cf. Le témoignage commun des Églises membres de l’ARM aujourd’hui et demain, et le service de l’Alliance. L’ARM après Accra . Document de discussion, Accra 2004, § 39 (cf. site Internet : www.warc.ch).

[2] Pour le texte, voir le site Internet de l’ARM (note 1).

[3] Dans SPUC, Service d’information 35 (1977), 18-34. Également : Growth in Agreement, éd. par H. Meyer et L. Vischer (document Foi et Constitution 108), Genève. COE ; New York, Paulist 1984, 433-463. Également sur le site Internet de l’ARM (note 1), Dialogues œcuméniques.

[4] Présence, § 5.

[5] Dans SPUC, Service d’information 35 (1977), 74 (1990), 91-118. Également : Growth in Agreement II, éd. par Jeffrey Gros, Harding Meyer et William G. Rusch, Genève: COE / Grand Rapids: Eerdmans 2000, 780-818. Également sur le site Internet de l’ARM (Note 1), Dialogues œcuméniques.

[6] Cité dans: « L’Église comme communauté de témoignage commun du Royaume de Dieu » § 2. Lorsque nous citons le troisième rapport final, nous nous référons à celui-ci en indiquant le numéro du paragraphe dans le texte actuel.

[7] Vers une compréhension commune de l’Église, § 157.

[8] J.W. de Gruchy et C. Villa-Vicencio (éd.), L’Apartheid est une hérésie (Grand Rapids, Mich., 1983) cité dans le rapport.

[9] Jean-Paul II, Lettre encyclique Ut unum sint, § 79.

[10] Voir Vers une compréhension commune de l’Église, §§ 94-113.

[11] Ibid. § 113.

[12] Ibid. § 112.

[13] Dans CPPUC, Service d’information (1990), n° 74, 116-120; Growth in Agreement II, 813-818.