Message du Cardinal Koch
pour la Journée mémorielle à l’occasion du 80e anniversaire
de la « Lettre sur la personne humaine » du Cardinal Saliège

 

20 novembre 2022

 

 

Monsieur le Grand Rabbin de France,
Monseigneur l’Archevêque,
Monsieur le Préfet, Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs,

« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. […] Ils sont nos Frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier ». Ces mots si simples, et qui nous semblent aujourd’hui si évidents, ne l’étaient pas il y a quatre-vingts ans. Il a fallu la lucidité et le courage d’un homme pour les rappeler à haute voix, alors que beaucoup se taisaient.

Si la « Lettre sur la personne humaine », que l’Archevêque Jules-Géraud Saliège fit lire le 23 août 1942 dans toutes les églises de son diocèse, a rapidement fait le tour du monde et résonne encore aujourd’hui avec tant de force, c’est qu’elle est prophétique. Prophétique, non dans le sens qu’elle aurait été en avance sur son temps, mais parce qu’elle osait résister, au nom d’un message universel.

Ce message sera rappelé vingt-trois ans plus tard par le Concile Vatican II qui, dans sa Déclaration Nostra aetate, condamna toute forme d’antisémitisme. Cette condamnation, mainte fois répétée par la suite, sera précisée dans le document « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah » que la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le Judaïsme publia à la fin du dernier millénaire[1]. Ce document rappelait la distinction, mais aussi les liens étroits, entre l’antisémitisme, d’ordre sociologique, et l’antijudaïsme, d’ordre religieux, et affirmait que l’avenir commun des juifs et des chrétiens exigeait le souvenir du passé, car, disait-il en reprenant l’expression du Pape Jean-Paul II, « il n’y a pas d’avenir sans mémoire »[2].

Nostra aetate ne se contenta pas de condamner l’antisémitisme, mais rappela le « lien spirituel » unique entre le christianisme et le judaïsme, un lien qui sera lui aussi sans cesse précisé par les Papes successifs, comme le rappelle le document « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rm 11, 29) publié il y a quelques années par la même Commission[3]. Si Jean-Paul II évoqua le rapport « intrinsèque » du judaïsme au christianisme, et parla des Juifs comme de « nos frères aînés »[4], Benoît XVI utilisa l’expression « nos pères dans la foi »[5], tandis que le Pape François, au nom précisément de ce lien de fraternité et de paternité, affirme que « pour un chrétien, toute forme d’antisémitisme représente une négation de ses propres origines, une contradiction absolue »[6]. 

La France a joué un rôle pionnier dans le dialogue judéo-chrétien, illustré notamment par le Professeur Jules Isaac, un des inspirateurs de la Conférence de Seelisberg et, indirectement, de la déclaration Nostra aetate. Comme il le résumera si bien : avec Vatican II, on était passé « de l’enseignement du mépris à l’enseignement de l’estime ». Je voudrais saluer aussi les nombreuses prises de parole de la Conférence des évêques de France à ce sujet, notamment leur forte « Déclaration de repentance » de 1997, qui s’interrogeait sur les origines religieuses de l’antisémitisme, et plus récemment, en 2021, leur appel intitulé « Lutter ensemble contre l’antisémitisme et l’antijudaïsme sera la pierre de touche de toute fraternité réelle », qui alertait sur la résurgence de l’antisémitisme. 

On connait le propos de François Mauriac, qui écrivait au sujet de la Shoah : « Un crime de cette envergure retombe pour une part non médiocre sur tous les témoins qui n’ont pas crié et quelles qu’aient été les raisons de leur silence »[7]. Monseigneur Saliège, lui, a osé crier. Avec beaucoup d’autres chrétiens autour de lui, et notamment de nombreuses femmes, laïques et religieuses, qui faisaient partie du « réseau Saliège », il a honoré la vocation de l’Église d’être une « sentinelle ». « L’Église sentinelle », tel était précisément le titre du livre du Pasteur protestant Visser’t Hooft, pionnier de l’œcuménisme, qui avait voulu témoigner de la résistance de l’Église réformée aux Pays-Bas pendant l’occupation nazie[8].

Être une sentinelle, telle est la vocation du prophète, comme le dit le Seigneur à Ézéchiel : « Fils de l’homme, je t’établis comme sentinelle sur la maison d’Israël. Tu écouteras la parole qui sortira de ma bouche, et tu les avertiras de ma part » (Ez 3, 17). Puissent de nombreuses autres « sentinelles », de nombreux autres « guetteurs », se lever dans nos Églises, dans nos communautés, dans nos sociétés. C’est le vœu et la prière que je formule en cette journée mémorielle de la « Lettre sur la personne humaine » de Monseigneur Saliège.

Du Vatican, le 19 novembre 2022

 

Kurt Cardinal Koch
Président

 

 

 

[1] Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, « Nous nous souvenons : une réflexion sur la shoah », 1998.[2] Jean-Paul II, Angelus, 11 juin 1995.
[3] Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, « ‘Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables’ (Rm 11, 29). Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Ætate (N. 4) », 2015.
[4] Jean-Paul II, Discours à la Synagogue de Rome, 13 avril 1986.
[5] Benoît XVI, Discours aux membres de la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, 12 février 2009.
[6] François, Discours à une délégation de l’American Jewish Committee, 8 mars 2019.
[7] François Mauriac, préface à Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, 1951, p. 3.
[8] Willem Visser’t Hooft, L’Église sentinelle, Labor et Fides, Genève, 1945.